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9 février 2013

Cinq lectures de Dante (3)


Sans titre


(Pour lire les deux premiers billets de la série, se diriger en 1 ou 2).


3. Philippe Guiberteau, L'Énigme de Dante, Paris, Desclée de Brouwer (coll. "Temps et Visages"), 1973, 284 p.

Après ce qui précède, enfonçons le clou, ouvrons Philippe Guiberteau.

Philippe Guiberteau était médecin, grand érudit, grand connaisseur de l'œuvre de Dante, à quoi il consentit trente ans de recherches personnelles, de gloses, de traductions (du Paradis, du Banquet, de la Vita Nova, du Canzoniere*), une constellation d'articles imprimés notamment dans le Bulletin de la Société d'études dantesques dont il fut président, et enfin cette Énigme.


a. Dante pas très catholique

"L'énigme de Dante", avance Guiberteau, c'est "l'énigme que pose Dante lui-même" et l'"énigme de Dante, c'est qu'il est un converti." (p. 51 et p. 264).

Selon l'opinion répandue, Dante serait "le poète catholique par excellence du commencement à la fin de sa vie" ; les dantologues font bloc pour voir "toute son œuvre baignée de cette lumière catholique. Il y a bien cependant, selon eux, des poèmes un peu légers. Mais (...) [u]n homme bien-pensant a le droit, dit-on, d'écrire des poésies légères, voire badines." (p. 51). Quelques vagues poésies, passe encore. Mais il se fait qu'au plan de la biographie intime, l'exégèse traditionnelle ne tarit pas en attributions bien concrètes à l'intéressé d'aventures sentimentales ou frivoles, dressant à cette fin le rapport de toutes les dames couchées dans son œuvre. "Il faudrait croire", dit Guiberteau, "que les poésies légères dont nous venons de parler seraient non pas des récits imaginaires mais ceux très réels de ses propres aventures (...). [D]es aventures mesquines avec un nombre plus ou moins élevé de dames ou demoiselles, douze ou treize, comme nous verrons (...). En somme, il faudrait croire que le futur auteur de la Comédie serait une sorte de Don Juan sentimental, pleurnichard et faiseur de petites poésies, du reste exquises, pour demoiselles. Mais tout cela, et pire encore, est-il vrai ?" (p. 52).

On a compris que l'Énigme de Dante ne défend pas ce point de vue. La thèse centrale en est que "Dante, après avoir été un petit garçon catholique comme la plupart de ses concitoyens, adhéra vers 18 ans à une secte hérétique et politique où l'on pratiquait des rites se fondant sur des croyances gnostiques et métaphysiquement monistes et où on luttait contre la papauté. Il y donna son adhésion (...) de façon parfois incertaine et parfois totale. Puis il revint, dans son âge mûr, vers 43 ans, au christianisme que nous voyons glorifié dans la Comédie, c'est-à-dire à un catholicisme auquel on préfère appliquer maintenant le qualificatif d'œcuménique" (p. 264). Dans ce contexte, l'Amour que le Florentin convoquait à l'envi est d'une tout autre nature qu'érotique ou sentimentale : toutes ces "dames" qui apparaissent sous sa plume n'ont plus rien d'humain ; elles participent du voile de symboles qui enveloppe l'ensemble de l'œuvre et fut nécessaire au Dante historique, durant la meilleure partie de sa vie, pour exposer sans risque à l'adresse d'autres Fidèles d'Amour certains messages d'une spiritualité peu orthodoxe, ou des informations compromettantes relatives aux menées de leur organisation contre Rome.

L'affaire est grave, puisque sous cette vue Béatrice passe de l'état de créature douée de chair et de sentiments à celui de symbole au vêtement purement idéel.

Guiberteau ne fut pas seul à questionner les vrais rapports de Dante à la foi chrétienne, à suspecter son appartenance à un mouvement hérétique (ou disons plus exactement gnostique), à concevoir que sa pensée serait constamment chiffrée par l'emploi d'amphibologies. L'idée est même un peu ancienne, n'était qu'elle fut toujours celle d'un petit nombre d'auteurs. Ainsi d'Aroux**, en France, au XIXe s. (dont l'opinion procède de celle de Gabriele Rossetti en Angleterre). Aroux fervent chrétien pour qui même la Comédie ne serait qu'une comédie de catholicisme, ce dont il enrageait. Les thèses d'Aroux ne tardèrent pas être reprises par les exaltés en tous genres qui abondaient au tournant du XXe s. : mais eux se réclamaient de Dante, chacun y reconnaissant désormais une justification, un grand ancêtre apte à corroborer son délire***.

Dans le champ proprement académique, les études italiennes semblent avoir été les premières à prendre le problème au sérieux, et le traiter avec la rigueur qu'il mérite. Des universitaires estimables tels Valli, Scarlata ou encore Ricolfi diagnostiquèrent un Dante non catholique à la fin des années 1920****. En France, leurs ouvrages n'eurent toutefois presque aucun retentissement ; et ils ne doivent d'y avoir été connus par la suite d'écrivains comme Mircea Eliade ou Raymond Queneau qu'à la découverte des notations que leur avait consacrés en son temps, dans la revue Le Voile d'Isis, le fameux métaphysicien René Guénon*****.

Voilà je crois à peu près où on en était, du moins dans l'hexagone, quand arrive Guiberteau.

Le sujet était défriché, mais il restait en repos, et il convenait d'y mettre de l'ordre. Car aucun des auteurs partisans de la thèse de l'hérésie n'avait discerné les étapes, les errements dans le chemin spirituel pris par Dante. Or, à supposer établis son initiation, son ésotérisme, le poète ne peut avoir été toujours d'une seule pièce, être né fidèle d'Amour pour mourir sous ce même manteau. Et son œuvre – c'est l'idée de Guiberteau – ne peut se décrypter sans révéler la véhémence de ses hésitations, de ses incertitudes, de ses rétractations.

Tout l'intérêt de l'l'Énigme de Dante est de procéder à cette mise au clair, qui rend l'image d'un homme intensément vivant, tâtonnant, débattant avec soi-même autant qu'avec d'autres. Pour ce faire, l'auteur se livre à une enquête psycho-religieuse passionnante à la lumière de ce qui existe de plus solide : l'œuvre, qu'il entend faire parler.

La Divine Comédie, à cet égard, n'intéresse pas beaucoup Guiberteau, puisqu'on a déjà dit par anticipation qu'elle fut élaborée en un temps où le poète avait accompli sa révolution : il est rentré dans le giron du catholicisme de son enfance, et il n'y a donc plus d'énigme ou presque.

L'attention se porte surtout sur la Vita Nova (particulièrement remarquable par l'ampleur des sous-entendus qui s'y trouvent, mais aussi par ses états successifs où se décèlent de véritables revirements) ; sur les autres poésies de jeunesse qui composent le Canzoniere (où un sens caché serait systématique) ; sur le Banquet (dont Dante paraît avoir interrompu la rédaction parce que sa réflexion l'a rendu à l'Église) ; un peu sur le De Vulgari Eloquentia (qui semble un traité sur la langue, mais recèlerait de plus un manuel pour s'exprimer au moyen d'ambiguïtés) ; un peu sur certaines lettres (dont l'attribution n'est pas sans controverse) ; et un peu sur le Fiore (réduction en sonnets du Roman de la Rose qu'on croit de la main du jeune Dante, peut-être accomplie à l'occasion d'un séjour en France).


b. Dante chez les Fidèles d'Amour

Mais avant de s'enfoncer dans l'œuvre, il nous est rappelé quelques bribes d'histoire. Et que celle de la Florence du XIIIe s. est encombrée des récits de la lutte menée par l'Église contre les hérésies, parmi lesquelles notamment la patarine, importée par les réfugiés languedociens. A côté de ces hérésies bien identifiées, il y avait aussi des sectes gnostiques à l'image des Fidèles d'Amour, dont la doctrine était moins facile à percer, mais qui n'en pouvaient pas moins craindre d'être pourchassées. Pour se représenter à quoi pouvaient ressembler ces sectes, Guiberteau se réfère à un modèle qui lui paraît offrir de très nombreuses correspondances : ce sont les sociétés secrètes musulmanes, sortes de confréries ésotériques qui pour certaines existent encore et sont appelées tariqa. "Ce sont, à côté de la religion officielle, des groupes de personnes qui, dans des réunions nommées hadra, se livrent à des méditations sur des sujets spirituels, et à divers exercices physiques (...) mettant l'esprit sur une certaine 'voie' en vue de contracter une Sagesse, un contact divin, que certaines confréries comparent à une rose dans leurs poèmes mystiques (...). [I]l s'agit toujours d'atteindre la Sapienza, la Sagesse divine par une (...) réalisation métaphysique, qui est une sorte d'extase intellectuelle leur donnant la sensation, l'impression d'avoir atteint Dieu, c'est-à-dire l'Inconditionné, l'Indéterminé qui est au-delà de tout, qui n'est ni ceci, ni cela, qui est au-delà même de tout au-delà (...). Ces sociétés sont analogues, du point de vue philosophique, à ce qu'est dans son principe la maçonnerie. Ésotériques, prétendant pouvoir faire atteindre à leurs adhérents des niveaux spirituels bien plus élevés que les religions exotériques, elles sont tolérées dans l'islam malgré les ulémas (...), mais cette tolérance (...) est inadmissible dans une civilisation chrétienne organisée puisque selon l'Église la Sagesse ne peut être apportée que par le Christ, et existe totale et ineffable dans les sacrements et sacramentaux qu'elle nous transmet de sa part. Ces sectes ne peuvent donc y vivre que dans la clandestinité." (pp. 67-69).

"Le jeune Dante", poursuit l'auteur, "dès avant vingt ans avait fait évidemment la connaissance de diverses sociétés secrètes et, dans sa passion de tout connaître, il s'était affilié à la plus intellectuelle de toutes, à une secte gnostique. Nous l'appelons gnostique, car elle se fonde avant tout sur une connaissance intellectuelle" (p. 78). Et de signaler qu'à la fin du Moyen Âge, presque tous les philosophes avaient une pensée empreinte de gnosticisme.

Voilà donc notre Dante chez les Fidèles d'Amour. Le nom de la secte apparaît cité par lui à maintes reprises en toutes lettres dans la Vita Nova (et le mot même de "secte" est écrit dans le Canzoniere). Mais l'entrée chez les Fidèles ne s'est pas faite en un tournemain. "Comme la maçonnerie, comme les sociétés ésotériques que nous avons vues dans l'islam, (...) les Fidèles d'Amour étaient assimilables à la chevalerie, car ils avaient des rites d'initiation, des grades, ils bataillaient à la recherche de la Sagesse, au service de l'Amour, d'une Dame unique qu'ils comparaient à une rose (...)" (p. 81). Et pour devenir un membre des Fedeli d'Amore, il fallait d'abord être instruit de ce qu'était la tradition de l'organisation.

Il n'est pas impossible que Dante l'ait été au départ par Brunetto Latini, qui lui "enseignait comment l'homme s'éternise" (devient "immortel"), ainsi qu'il le déclare au quinzième chant de l'Enfer.

La seconde source d'enseignement où il fut instruit pourrait consister dans un endroit précis : ce serait le château d'Altafronte à Florence, comme il ressort de la fameuse "tençon" ordurière avec Forese Donati. Dans les trois sonnets qui constituent cette fausse dispute, où chacun fait mine de s'insulter le plus gravement du monde, apparaît le nom du château d'Altafronte. "Or la famille qui y habitait est connue : ses descendants furent condamnés pour hérésie en 1327 (...). L'hérésie d'Altafronte devait être une hérésie familiale. Ce qui le prouve, c'est que Forese Donati dans un de ses sonnets en modifie le nom en changeant de place subrepticement le R, et en fait ainsi un château d'Altrafonte, Autre-Fontaine, c'est-à-dire Fontaine d'enseignement initiatique, autre que celui de l'Église. Il nous le cite en accusant Dante d'être sans le sou et de mendier, d'y aller chercher sa subsistance et d'en sortir les poches pleines", manière plaisante de dire que Dante en rapportait un enseignement spirituel (pp. 190-191).

Dante laisse entendre que son postulat pour entrer chez les Fidèles d'Amour se prolongea neuf ans. Mais cette durée ne doit pas être comptée en années solaires, le nombre donné n'ayant pas vocation à la précision numérique, mais valeur de symbole, ainsi qu'il est courant dans la maçonnerie. Lors de son initiation, lui apparaît pour la première fois "la glorieuse Dame de [s]on esprit" (Vita Nova II 1), une vision extatique de la Sagesse qu'il nomme "Béatrice". D'ailleurs il dit bien d'elle qu'elle n'a pas apparence de "fille d'homme mortel, mais de Dieu" (Vita Nova II 8).

Puis, après une nouvelle période de neuf ans (chiffre symbolique) qui est en quelque sorte son temps de noviciat, il est définitivement inclus dans la secte, et lorsqu'il voit venir à lui les deux initiés de grade supérieur qui rituellement l'y reçoivent, il contemple vraiment au milieu d'eux la Sagesse : c'est la deuxième vision extatique de Béatrice.

Il faut remarquer que ces deux parrains sont décrits dans le texte comme "due gentili donne, le quali erano di più lunga etade" : "deux très gentes dames, lesquelles étaient d'un âge [rituel] plus avancé" (Vita Nova III 1).

Ceci nous amène aux réflexions de Guiberteau quant à la nature des "dames" figurant dans l'œuvre dantesque.


Sans titre


c. Dante et ses dames


"Qu'est-ce que c'est que cette poule ?"
Raymond Queneau, Un rude hiver


Il est impossible de parler de la position de Dante à l'égard du sacré si l'on ne précise pas ce que sont les dames qu'il fait comparaître partout.

Or on doit songer que dans le sonnet LIV du Fiore (recueil attribué à Dante), il est donné ouvertement le conseil suivant lequel, pour bien se déguiser, il doit être dit "elle" pour "celui-ci" ("Di lei dirai 'colui'"), entremêler ainsi les masculins et les féminins, et changer, en somme, "les poires en pommes" ("Così convien canbiar le pere a pome").

Un tel procédé n'est pas surprenant dans une société secrète ; et Guiberteau relève par exemple qu'en Calabre, le parrain de la mafia porte le nom générique de "Mammasantissima".

De la même façon, il est connu que les troubadours utilisaient, parallèlement à "domna", le terme caractéristique de "midons", littéralement "monseigneur", au masculin, à l'effet de désigner leur dame. On peut ajouter que ce motif existe aussi dans l'univers hermétique et courtois de la poésie hispano-mauresque, où l'amant appelle celle qu'il aime "sayyidi" ("monseigneur") ou "mawlâya" ("mon maître").

En bref, Guiberteau parvient à la conclusion que lorsque l'on voit Dante s'adresser à tant de dames, "il faut avoir à l'esprit qu'il s'adresse dans la plupart des cas, sinon toujours, à des hommes. De plus, ces hommes ne sont pas n'importe quels hommes, mais des hommes gentili, (...) c'est-à-dire nobles appartenant à la gens, à la même famille de pensée, (...) à la secte initiatique à laquelle il appartenait lui-même : (...) ce sont des confrères. Appeler dame n'importe quel homme serait franchement absurde et inharmonieux, tandis qu'avec l'interprétation voyant en 'elles' des confrères, on éclaire logiquement des domaines qui paraissent sans cela bien bizarres" (pp. 66-67).

Mais ceci ne doit pas faire perdre de vue que l'emploi du vocable "dame" peut également viser des êtres symboliques participant d'un mystère spirituel, d'une spéculation hermétique ou d'un secret initiatique.

Ainsi, au premier chef, de Béatrice. Qui doit figurer la croyance de la prime jeunesse de Dante, la Sagesse surnaturelle suspendue à la grâce de Dieu et qui aboutit à Sa vision extatique. Cette Sagesse surnaturelle dont Dante aurait eu un aperçu par deux fois dans les rites d'initiation de sa confrérie, et qui n'eût cessé de le fasciner qu'après qu'il se serait authentiquement pénétré de la Gnose que les Fidèles d'Amour révèrent. De là, aux premiers temps, les doutes, la perplexité, les objectives souffrances du poète ; de là les démêlés avec la secte, dans les débuts de son affiliation, au motif de la persistance de son orthodoxie chrétienne qui put parfois trop vivement transparaître (Guiberteau voit dans Vita Nova XVIII le récit de la traduction du Florentin devant une "cour d'amour", manière de commission d'enquête composée de confrères cherchant à s'assurer de ses principes et sa fidélité) ; de là encore le symbolisme de la "mort de Béatrice" dans le Banquet, qui ne signifierait pas autre chose que le remplacement décisif dans le cœur de Dante, à une certaine étape, de la Sagesse surnaturelle par le culte de la gnose. Ceci avant le retour terminal à Béatrice, c'est-à-dire au catholicisme, c'est-à-dire à l'Église, qui s'exaspère avec la rédaction de la Comédie. Pour le reste, Béatrice ne fut assurément jamais la demoiselle Portinari qu'on dit partout, que Dante marié et père de nombreux enfants aurait vantée et magnifiée jusqu'au tombeau, et dont on ne doit apparemment le signalement qu'aux ingénieuses falsifications postérieures d'un Boccace******.

Ainsi aussi de la Gentile, qui apparaît comme l'héroïne du Banquet. Il s'agirait cette fois de la Sagesse gnostique, celle à quoi on atteint par la voie rationnelle ou discursive. Selon Guiberteau, Dante lui demeura attaché durant plus de dix ans. La Gentile serait l'idole de la gens, sa famille sectaire, qui a pu lui faire renoncer un temps au catéchisme de Rome. Un arrêt important dans la vie du poète, qui lui est sèchement reproché au trentième chant du Purgatoire par Béatrice (événement qui passe comme une lettre, chez bien des glossateurs, pour un trait de mesquine jalousie de femme).

Ainsi encore de la Pargoletta ("Petite Fille"), dont on s'avise en plusieurs places du Canzoniere. Difficile de se convaincre de l'interprétation courante selon laquelle Dante eût voulu afficher un intérêt coupable envers une vraie fillette. Guiberteau avance non sans arguments qu'il doit s'agir de la mystérieuse "nascens militia" ("chevalerie naissante") mentionnée dans le De Vulgari Eloquentia, autrement dit d'une nouvelle organisation, toute jeune, de la secte des Fidèles d'Amour, reconstituée après sa dissolution forcée par les circonstances historiques.

Ainsi enfin d'une variété d'autres ("Celle qui est sur le numéro trente", les dames-écrans de la Vita Nova, la dame Pierre des poésies pétreuses, la Montanina – jeune tendron des montagnes dont on ne peut croire qu'il aurait fouetté sur le tard les sens du vieux poète dévot –, la Giovinetta, la Pulzelletta – "petite pucelle" de qui au moins tout le monde s'accorde à dire qu'elle doit personnifier une pièce poétique, peut-être tout un ouvrage, possiblement le Fiore –, et la Violetta, la Lisetta, ...). Toute une théorie d'emblèmes et de symboles qu'il est plus ou moins donné aujourd'hui de déchiffrer, mais dont il ne saurait être soutenu sans bêtise qu'ils pussent recouvrir des dames de chair et d'os.


d. Dante et la langue des oiseaux


"Et cil oisel an lor latin
Doucement chantent au matin
"
Chrétien de Troyes, Perceval ou le Conte du Graal


"J'oyais chanter les oiseaulx en leur latin"
Anonyme du XIIIe s. (Dino Compagni ?), L'Intelligence


Un dernier mot à propos de la langue cryptée que Dante et les Fidèles d'Amour ont utilisée.

Que Dante ait escamoté des idées qu'il incombe à qui veut les découvrir de rechercher, la physionomie très particulière de sa syntaxe et de son vocabulaire le prouve, qui ne laisse pas d'ébaubir le lecteur. Du reste, la multiplication de formules tout autant énigmatiques que limpides martelées dès ses premiers ouvrages laisse peu de place à l'interrogation : "cette équivoque est impossible à résoudre à qui ne serait pas au même degré fidèle d'Amour" ("questo dubbio è impossibile a solvere a chi non fosse in simile grado fedele d'Amore"), prévient-il déjà dans la Vita Nova (XIV 14) ; "ma véritable intention fut autre que celle que montrent au-dehors mes chansons" ("la vera intenzione mia fosse altra che quella che di fuori mostrano le canzoni", lit-on plus tard au moment du Banquet (I i 18) ; ce que complète entre autres : "j'entends révéler la vraie signification de ces [chansons] (...) parce qu'elle est cachée sous figure d'allégorie" ("intendo mostrare la vera sentenza di quelle [canzoni] (...) perchè è nascosta sotto figura d'allegoria") (Banquet I ii 17). S'il fallait dresser le catalogue entier des occurrences du genre, on ne finirait jamais.

Dante n'a pas tout à fait inventé d'écrire à sa façon abstruse ; de nombreux poètes l'ont fait avant et après lui. Il y avait certes, à son époque, urgence à se cacher des tribunaux spéciaux de l'Inquisition ecclésiale, mais il existait d'autres raisons. "Par exemple la volonté de ne s'adresser qu'à des lecteurs qualifiés, à des hommes ayant 'l'intellect sain'". On peut encore déceler un motif métaphysique tiré de ce que "certaines pensées ne peuvent s'exprimer que symboliquement, aucune formulation humaine n'étant apte à faire pénétrer dans les vérités subtiles" (p. 178).

Toute la littérature dont procède le dolce stil novo, considère Guiberteau, se réfère à pareilles idées, les écrivains antérieurs à ce mouvement (Arabo-andalous, auteurs de romans de chevalerie français, troubadours, "siciliens" de Frédéric II, poètes bolonais, ...) ayant tous fait passer, sous couleur de constructions plus ou moins absconses, des notions ressortissant à une Sagesse qui n'est pas à trouver par l'Église du Christ. Mais en Italie, spécialement à Florence, les propagateurs de telles conceptions rencontrèrent une Inquisition déchaînée ; et les "chiens du Seigneur" (domini-cani) les forcèrent à user d'un jargon toujours plus déroutant, plus habile, coloré d'un symbolisme amoureux assez inoffensif. Le paradoxe vient de ce que fut atteint, ce faisant, une hauteur de vue poétique inégalée.

"Chez les Fidèles d'Amour on utilisa naturellement ce style. Les poètes y furent nombreux. (...) On a pu se demander pourquoi, en effet, dans les sectes ésotériques, aussi bien en terre islamique que chrétienne, la poésie était si communément adoptée comme mode d'expression. C'est parce que le poète est un vates, devin et prophète ; que les vers sont des incantations, des charmes (...) faisant passer dans un monde supérieur (...) ; le membre de la confrérie devait donc parler la 'langue des dieux', s'exprimer en s'élevant à un niveau qui ne soit pas celui de la terre commune" (p. 179).

"Langue des dieux", "langue des anges", "langue verte", "langue des oisons" ou "des oiseaux". En certain point du livre, Guiberteau questionne le sens à donner aux oiseaux consignés par Dante dans quelques poèmes précis. Selon lui, ces animaux particuliers ne peuvent symboliser que des initiés véritables. Étonnamment, la grande clarté du symbolisme ne lui apparaît qu'à l'issue d'un détour compliqué par le poème persan Mantiqu 't-Tayr ("Le Langage" ou "La Conférence des Oiseaux") rédigé à la fin du XIIe s. par le derviche Farīd al-Dīn ‘Attār. Un poème qui présente Dieu comme une rose mystérieuse à la portée de l'homme, et fait voler et débattre une nuée d'oiseaux en quête du Simurgh, roi des oiseaux, image de la fusion mystique de l'homme en Dieu. Il est singulier que la perspicacité du chercheur n'ait pas repéré tout bonnement, chez Dante, l'allusion à cette "langue des oiseaux" qui fait le lieu commun, la matière première de l'hermétisme occidental au Moyen Âge (ce dont Pasolini, lui, mieux encore que l'auteur des Fioretti de saint François d'Assise qui l'inspire, s'est souvenu en souriant pour son film Uccellacci e Uccellini).


e. Conclusion

Le livre de Philippe Guiberteau parut en 1973, plus ou moins au même moment que le Perceval et l'initiation de Pierre Gallais. La proposition de l'auteur, depuis lors, a été moins combattue par la critique scolaire que passée sous silence. Ce qui ne facilite pas la tâche pour qui voudrait se faire un avis prudent sur les mérites du livre. Mon opinion superficielle est que si, par endroits, l'interprétation de tel ou tel fragment de texte a l'air excessif, il faut reconnaître que la thèse globalement défendue est bien étayée. Elle paraît seule offrir, surtout, une lecture conséquente, dénuée d'apories, de toute l'œuvre de Dante.

Il est possible aussi, bien sûr, que Guiberteau se fût trompé, sinon pour le tout, au moins pour le détail. Il n'est pas fait mystère, entre autres, de ce que dans sa vie, lui-même se convertit au catholicisme, de ce qu'il embrassa sa religion nouvelle avec ferveur, et l'on peut interroger la manière appuyée dont il fait revenir Dante dans le sein de l'Église à la fin de son existence : ne faut-il pas y voir pour une part une projection de la propre psychologie de l'auteur ? La question se pose, d'autant que la Comédie n'est pas examinée dans l'ouvrage ; or il s'en faut qu'elle soit dépouillée de tout hermétisme, de tous signaux ésotériques, sans même rien dire de l'architecture et de la thématique du poème qui empruntent notablement à la tradition initiatique et/ou gnostique*******. "Ô bons lecteurs qui avez sain l'esprit, / remirez bien la doctrine cachée / dessous le voile des vers étranges", proclame sans détours le neuvième chant de l'Enfer. Mais je laisse à de plus compétents le soin de décider.


(À suivre).



____

Notes :


* Dante, Le Paradis (texte italien et trad. glosée), Le Raincy, Les Editions Claires, 1947, 380 p. ; Dante, Banquet (traduction et notes), Paris, Les Belles Lettres, 1968, 486 p. ; Dante et son itinéraire spirituel selon la Vita Nova (prélude, résumés, introductions et traduction glosée), Paris, Librairie José Corti, 1983, 215 p. ; Dante et la suite de son itinéraire spirituel selon le Canzoniere (rime) (introductions des livres et traduction glosée), Paris, Librairie José Corti, 1985, 280 p.

** Eugène Aroux, Dante socialiste, hérétique et révolutionnaire (révélations d'un catholique sur le Moyen Âge), Paris, Jules Renouard et Cie, 1854, XVI + 472 p.

*** Voyez par exemple le "Sâr Mérodack Joséphin Peladan", fondateur en 1891 de l'Ordre de la Rose-Croix catholique et esthétique du Temple et du Graal (lequel compta tout de même parmi ses membres Érik Satie, Claude Debussy et Jean Cocteau), personnage chevelu qui ne craignait pas d'aller en ville drapé d'un burnous en poil de chameau filamenté de fils d'or, en velours vieux bleu, botté de daim, avec un parapluie retenu au côté par un baudrier, la barbe ointe d'huile de cèdre. Il donna, en 1908, cent-dix pages d'une Doctrine de Dante publiée à Paris par E. Sansot et Cie. Voyez aussi l'alchimiste Fulcanelli pour ses Demeures philosophales (t. 2) parues en 1930 (réed. Paris, Pauvert, 2001) : "Connue de Jésus et de ses Apôtres (...), la cabale était employée au moyen âge par les philosophes, les savants, les littérateurs, les diplomates. Chevaliers d’ordre et chevaliers errants, troubadours, trouvères et ménestrels, étudiants-touristes de la fameuse école de magie de Salamanque (...) discutaient entre eux dans la langue des dieux, dite encore gaye-science ou gay-sçavoir, notre cabale hermétique. Elle porte, d’ailleurs, le nom et l’esprit de la Chevalerie, dont les ouvrages mystiques de Dante nous ont révélé le véritable caractère" (p. 267). Voyez encore Jacques Breyer, fondateur de l'Ordre souverain du Temple solaire (qui plus tard deviendra le triste et meurtrier Ordre du Temple solaire). Une curiosité un peu malsaine m'a personnellement incliné, un jour que je l'avais découvert par hasard, à faire l'acquisition de son épais Dante alchimiste (interprétation alchimique de la Divine Comédie), imprimé en 1957 par les Éditions du Vieux Colombier. Le livre est un atroce galimatias bourré des clichés propres au genre, qui fait hésiter à chaque ligne entre le fou rire et de violents maux de tête. Par bonheur, la "glose alchimique" de ce Breyer s'est arrêtée à l'Enfer, un psychiatre ayant sûrement interdit l'écriture des deux autres volumes prévus.

**** Luigi Valli, Il Linguaggio segreto di Dante e dei "fedeli d'amore", Rome, Optima (coll. "Biblioteca di Filosofia e Scienza"), 1928, 453 p. ; Gaetano Scarlata, Le Origini della letteratura italiana nel pensiero di Dante, Palerme, Priulla, 1929, 179 p. ; Alfonso Ricolfi, Studi sui "Fedeli d'Amore" (2 vol.), Milan, Società anonima editrice Dante Alighieri, 1933 et 1940, rééd. Luni Editrice (coll. "Grandi Pensatori d'Oriente e d'Occidente"), 2006, 419 p.

***** Lui-même auteur d'un Ésotérisme de Dante (Paris, Ch. Bosse, 1925, 68 p.).

****** Sans partager en rien les interprétations ésotériques de Guiberteau, André Pézard, dans sa traduction commentée de la Vita Nova, reconnaît que le nom même de Beatrice paraît n'avoir qu'une dimension symbolique. "L'amour courtois", écrit-il, "avait pour première loi le secret, et pour le sauvegarder, autorisait la ruse. Les troubadours, dans leurs vers, ne désignaient leur dame que d'une appellation symbolique, le senhal (signal) ; ils avaient pourtant le droit d'en révéler le vrai nom à un ami, autre 'fidèle d'Amour' : Cavalcanti était pour Dante ce 'secrétaire'. Le vrai nom de celle qu'aimait Dante semble avoir été Bice : l'appellation symbolique Beatrice n'était sans doute qu'un senhal, parmi d'autres, dont il la revêt, Bella Gioia (XV 4), Amore (XXIV 5 [...]), et plus tard encore, dans le Paradis (XVIII 8) Mio Conforto" (Dante, Œuvres complètes [trad. et commentaires par André Pézard], Paris, Gallimard ["Bibliothèque de la Pléiade"], 2010, pp. 13-14). On voit pourtant qu'il faut presque à coup sûr aller plus loin. Car les troubadours, à supposer que leurs propres "dames" fussent toujours bien réelles, ne s'éprenaient que de personnes de haute qualité, mariées à l'occasion ; on saisit donc pour eux (et elles) l'intérêt du senhal. Mais, dans le cas de Dante, il ne faut pas redouter le grotesque pour concevoir que le Florentin eût été conduit à un tel luxe de ruses et de feintises s'il ne s'était agi, selon la fable, que de dissimuler une amourette pour une enfant dont il aurait croisé le sourire une fois à l'âge de neuf ans, puis de dix-huit, avant qu'elle ne mourût un peu plus tard sans qu'il ne la revît jamais.

******* Difficile de ne pas percevoir dans la trame de la Comédie le développement de l'un des thèmes fondamentaux de la pensée gnostique : "Par la connaissance, le gnostique est mis à même de se frayer un chemin, à travers les mondes inférieurs, jusqu'au royaume de Lumière, jusqu'à la Divinité suprême." (Serge Hutin, Les gnostiques, Paris, P.U.F. (coll. "Que sais-je ?"), 2e éd., 1963, p. 77.


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