"Poursuivre un livre pour offense à la morale publique est toujours chose délicate. Si la poursuite n'aboutit pas, on fait à l'auteur un succès, presque un piédestal ; il triomphe, et on a assumé, vis-à-vis de lui, l'apparence de la persécution."
Ernest Pinard
(Réquisitoire prononcé contre Charles Baudelaire le 20 août 1857 devant la
6e chambre correctionnelle du tribunal de première instance de la Seine)
(Réquisitoire prononcé contre Charles Baudelaire le 20 août 1857 devant la
6e chambre correctionnelle du tribunal de première instance de la Seine)
J'avais presque oublié de dire deux mots de ce petit terrifiant livre lu l'autre jour : La Femme et le Pantin, de Pierre Louÿs.
Réglons tout de suite son compte à l'éditeur : Gallimard. Je ne me sens pas les ailes du procureur Pinard pour exhiber toutes les contraventions d'un fabricateur de bouquins, mais je dois dire ici qu'autant de coquilles éditoriales, qu'autant d'accrocs à l'orthographe dans un unique ouvrage, quand on se prétend depuis cent ans dans le métier, ont de quoi irriter un brin. Pas un seul imparfait du subjonctif usité par l'auteur que l'on retrouve dans son intégrité ("qu'il vendit" pour "qu'il vendît" – le même type d'errements se répétant à l'infini). Et la cerise sur le pompon : le titre même de l'oeuvre misérablement écorché en quatrième de couverture : "Le (sic) Femme et le Pantin"...
Au cas précis, je vois mal ce qu'on pourrait trouver comme excuse à ce gourmand groupe d'édition si gras en moyens et en personnel. Et s'agissant d'un texte reproduit à moindres frais (les droits étant tombés en déshérence) dans une collection de "classiques" dont la maison se flatte que la publication serait établie "avec minutie" et comme un prolongement "pour certains titres, (...) des éditions données par la 'Bibliothèque de la Pléiade'", on conviendra qu'un faible effort supplémentaire eût été envers le lecteur d'une correction et d'une politesse toutes élémentaires. C'est beau de faire des livres au format poche, des livres à pas cher, des perles jetées aux pauvres : mais est-il permis pour cela d'y porter un soin indigent ?
Contre M. Antoine Gallimard, directeur des éditions du même nom, commanditaire de ce torchon éditorial, et par ces attendus, je requiers ainsi une peine lourde.
Passons maintenant à l'auteur principal des faits de la prévention.
Dans La Femme et le Pantin, Pierre Louÿs fait la peinture d'un bourgeois français en goguette dans le sud de l'Espagne qui, durant le carnaval de Séville, attache les premiers noeuds d'une aventure avec une Andalouse. Le Français confesse cette situation à un ami du cru, vague galetteux qui sursaute et lui sert aussitôt le récit de sa propre affaire avec la même fille, une ancienne pauvresse dont il a été peu avant le pantin énormément torturé. Don Mateo Diaz (c'est l'ami espingouin) relate comment, à l'occasion d'une excursion dans une usine de cigares où travaillent à demi nues des ribambelles de femmes (ça se fait beaucoup alors, chez les riches, ces expéditions ; et Louÿs se félicite dans son journal de voyage en Espagne d'avoir soi-même connu une telle expérience érotique), don Mateo, donc, a sélectionné une ouvrière (carrément la figure du peuple, disons-le) qu'il a tôt fait d'installer dans une bonbonnière pour son usage. Mais notre homme se prend bientôt à désespérer, car la petite prolétaire, qui se dit vierge tout en affichant les mœurs les plus libres, se refuse sans arrêt à lui, se soumet sans se soumettre, lui secoue dans tous les sens les ficelles, bien partie pour ratisser semble-t-il ce pauvre riche d'Espagnol. Don Mateo finit cependant par découvrir la recette pour domestiquer cette réduction de toute une classe en miniature, recette (évidente quand on y pense) qu'il va donc livrer à son successeur français : sous une avalanche de coups brutaux sur le crâne, la fille se met soudain à vous lécher les doigts en vous disant merci, et ouvre grand les pattes arrières sans plus se rebeller. C'est le moment naturellement de plus ou moins s'en désintéresser. Je résume, bien sûr, et laisse passer la grande ambulance du dolorisme et du psychologisme qui traverse l'auteur comme ses personnages, laquelle fait normalement les délices des commentateurs du livre. Parce qu'enfin, l'essentiel est là : pour de bons résultats, pensez souvent à bien punir vos pauvres.
Ma propre psychanalyse reste à faire ; et il faudra un jour qu'un canapé aide à élucider mon intérêt toujours prioritaire, toujours renouvelé pour les salauds magnifiques dont est remplie la sphère des lettres, particulièrement des lettres françaises. Mais il ne suffit pas d'être un salaud ; ce qui me plaît personnellement, ce que je ne me lasse jamais de scruter dans les déclinaisons d'une écriture, fût-ce celle d'une roulure, c'est le diamant du style – "parce que ce qui compte, c’est le style" et "des styles, il n’y en a pas beaucoup dans une époque, vous savez", ainsi que le martèle le plus grand styliste du siècle dernier, qu'il n'est pas besoin de nommer.
En l'espèce, l'écriture du roman de Louÿs est alerte, c'est vrai, elle est enlevée, elle tient son lecteur en éveil, mais enfin je n'y observe nulle fulgurance, aucun feu fantastique qui fasse fondre mes réticences.
Or pour le reste, on l'a senti, le livre me fait surtout l'effet d'une enculerie du peuple assez dégoûtante à avaler. Et je préfère de loin le Pierre Louÿs de Paroles ou des Petites scènes amoureuses, de tous les fascicules pornophiles qu'il valait mieux tenir hors des yeux des agents de la Sûreté, plutôt que ce Pierre Louÿs en vêtement d'exploiteur qui perce sous le vernis de La Femme et le Pantin – ce même second Louÿs qui fut si violemment réactionnaire, si durement légaliste quand la sévérité des lois ne le concernait pas, qui parjura son affection pour Wilde quand celui-ci fut pourchassé, qui vociféra sans réserve contre tous les Dreyfus.
Sur quoi, contre M. Pierre Louÿs, deuxième du nom, je requiers que l'on entre en voie de condamnation ; mais, dans le châtiment, qu'il soit fait preuve d'indulgence en souvenir des services rendus par le premier.
Réglons tout de suite son compte à l'éditeur : Gallimard. Je ne me sens pas les ailes du procureur Pinard pour exhiber toutes les contraventions d'un fabricateur de bouquins, mais je dois dire ici qu'autant de coquilles éditoriales, qu'autant d'accrocs à l'orthographe dans un unique ouvrage, quand on se prétend depuis cent ans dans le métier, ont de quoi irriter un brin. Pas un seul imparfait du subjonctif usité par l'auteur que l'on retrouve dans son intégrité ("qu'il vendit" pour "qu'il vendît" – le même type d'errements se répétant à l'infini). Et la cerise sur le pompon : le titre même de l'oeuvre misérablement écorché en quatrième de couverture : "Le (sic) Femme et le Pantin"...
Au cas précis, je vois mal ce qu'on pourrait trouver comme excuse à ce gourmand groupe d'édition si gras en moyens et en personnel. Et s'agissant d'un texte reproduit à moindres frais (les droits étant tombés en déshérence) dans une collection de "classiques" dont la maison se flatte que la publication serait établie "avec minutie" et comme un prolongement "pour certains titres, (...) des éditions données par la 'Bibliothèque de la Pléiade'", on conviendra qu'un faible effort supplémentaire eût été envers le lecteur d'une correction et d'une politesse toutes élémentaires. C'est beau de faire des livres au format poche, des livres à pas cher, des perles jetées aux pauvres : mais est-il permis pour cela d'y porter un soin indigent ?
Contre M. Antoine Gallimard, directeur des éditions du même nom, commanditaire de ce torchon éditorial, et par ces attendus, je requiers ainsi une peine lourde.
Passons maintenant à l'auteur principal des faits de la prévention.
Dans La Femme et le Pantin, Pierre Louÿs fait la peinture d'un bourgeois français en goguette dans le sud de l'Espagne qui, durant le carnaval de Séville, attache les premiers noeuds d'une aventure avec une Andalouse. Le Français confesse cette situation à un ami du cru, vague galetteux qui sursaute et lui sert aussitôt le récit de sa propre affaire avec la même fille, une ancienne pauvresse dont il a été peu avant le pantin énormément torturé. Don Mateo Diaz (c'est l'ami espingouin) relate comment, à l'occasion d'une excursion dans une usine de cigares où travaillent à demi nues des ribambelles de femmes (ça se fait beaucoup alors, chez les riches, ces expéditions ; et Louÿs se félicite dans son journal de voyage en Espagne d'avoir soi-même connu une telle expérience érotique), don Mateo, donc, a sélectionné une ouvrière (carrément la figure du peuple, disons-le) qu'il a tôt fait d'installer dans une bonbonnière pour son usage. Mais notre homme se prend bientôt à désespérer, car la petite prolétaire, qui se dit vierge tout en affichant les mœurs les plus libres, se refuse sans arrêt à lui, se soumet sans se soumettre, lui secoue dans tous les sens les ficelles, bien partie pour ratisser semble-t-il ce pauvre riche d'Espagnol. Don Mateo finit cependant par découvrir la recette pour domestiquer cette réduction de toute une classe en miniature, recette (évidente quand on y pense) qu'il va donc livrer à son successeur français : sous une avalanche de coups brutaux sur le crâne, la fille se met soudain à vous lécher les doigts en vous disant merci, et ouvre grand les pattes arrières sans plus se rebeller. C'est le moment naturellement de plus ou moins s'en désintéresser. Je résume, bien sûr, et laisse passer la grande ambulance du dolorisme et du psychologisme qui traverse l'auteur comme ses personnages, laquelle fait normalement les délices des commentateurs du livre. Parce qu'enfin, l'essentiel est là : pour de bons résultats, pensez souvent à bien punir vos pauvres.
Ma propre psychanalyse reste à faire ; et il faudra un jour qu'un canapé aide à élucider mon intérêt toujours prioritaire, toujours renouvelé pour les salauds magnifiques dont est remplie la sphère des lettres, particulièrement des lettres françaises. Mais il ne suffit pas d'être un salaud ; ce qui me plaît personnellement, ce que je ne me lasse jamais de scruter dans les déclinaisons d'une écriture, fût-ce celle d'une roulure, c'est le diamant du style – "parce que ce qui compte, c’est le style" et "des styles, il n’y en a pas beaucoup dans une époque, vous savez", ainsi que le martèle le plus grand styliste du siècle dernier, qu'il n'est pas besoin de nommer.
En l'espèce, l'écriture du roman de Louÿs est alerte, c'est vrai, elle est enlevée, elle tient son lecteur en éveil, mais enfin je n'y observe nulle fulgurance, aucun feu fantastique qui fasse fondre mes réticences.
Or pour le reste, on l'a senti, le livre me fait surtout l'effet d'une enculerie du peuple assez dégoûtante à avaler. Et je préfère de loin le Pierre Louÿs de Paroles ou des Petites scènes amoureuses, de tous les fascicules pornophiles qu'il valait mieux tenir hors des yeux des agents de la Sûreté, plutôt que ce Pierre Louÿs en vêtement d'exploiteur qui perce sous le vernis de La Femme et le Pantin – ce même second Louÿs qui fut si violemment réactionnaire, si durement légaliste quand la sévérité des lois ne le concernait pas, qui parjura son affection pour Wilde quand celui-ci fut pourchassé, qui vociféra sans réserve contre tous les Dreyfus.
Sur quoi, contre M. Pierre Louÿs, deuxième du nom, je requiers que l'on entre en voie de condamnation ; mais, dans le châtiment, qu'il soit fait preuve d'indulgence en souvenir des services rendus par le premier.
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