On me reproche de ne me passionner que d'écrivains morts. J'avoue ne pas cerner vraiment le sens ni la portée de la critique. Je veux bien qu'être mort soit un handicap dans la vie de tous les jours, mais pour ce qui est des livres, je vois mal ce que quelques kilos de chair qui palpite amélioreraient à l'écriture.
De toute façon, c'est un faux procès qu'on me fait, je le prouve.
Je viens de lire un auteur en vie, un auteur qui (à moins d'être comme le Branca d'Orio de Dante, dont le corps persiste à becqueter, à boire, à roupiller et s'attifer quand son fantôme se glace déjà dans le Cocyte) est tout à fait en forme.
Vivant ou mort, je me flatte en tout cas de renifler l'écrivain, le vrai, l'artiste (pas la petite roulure bavarde des rentrées littéraires) au bout de peu de pages : il ne m'en a pas fallu beaucoup, justement, pour Noémi Lefebvre, dont L'état des sentiments à l'âge adulte me paraît un sacré morceau.
Ca faisait lurette que je n'avais pas ri comme ça, à goûter des phrases à propos de chômage, d'immigration, de vieillesse décrépie et de mort. Ca faisait des piges que je ne m'étais plus ému de la sorte en me sentant susurrer à l'oreille des choses de la guerre, des sentiments, de la politique, de l'histoire, de l'amour, de Victor Hugo.
Je n'en dis pas plus. Le style Lefebvre est un truc dur à décrire. Un truc qu'il faut se laisser passer dans le cerveau. A consommer très vite avant de bientôt mourir.
Extrait :
Alors que tout était déjà plié, j’avais déjà ma veste de protection maximale sur le dos, j’avais rangé mon tabac dans ma poche intérieure, accroché mon portable à ma ceinture, j’ai vidé mon verre et j’ai dit à Jean-Luc je te donne une chance, Jean-Luc, si tu veux tu peux changer de vision.
Jean-Luc il était dans son pyjama, assis pour le confort sur les chiottes, dans son pyjama sur les chiottes avec son rasoir et son petit miroir de fille, assis là avec sa mousse étalée et déjà un tracé sur sa joue gauche, appliqué à se faire une tête pour l’entretien d’embauche, pas pour modifier l’avenir mais pour en avoir un. Se voir dans ce miroir devait suffire à Jean-Luc vu l’état de ses sentiments sur lui-même et les circonstances difficiles de la recherche d’emploi, alors changer de vision c’était hors de son esprit, il avait son objectif, rester sur les chiottes et se raser pour se faire une tête de chef de vente, voilà ce à quoi il s’appliquait et où en étaient les choses, il pouvait seulement continuer avec le rasoir et le reste qui occupait tout son esprit et c’est ainsi sans aucune surprise qu’il a répondu tout en se regardant, il voulait pas se rater, tu crois pas qu’on en a assez parlé ? j’ai demandé de quoi, parlé de quoi ? parce que je voulais le pousser dans les retranchements avant de me tirer peut-être pour toujours, encore une fois les retranchements, user jusqu’au non retour, user et abuser et tout exagérer en allant trop loin, le poursuivre au plus loin pour démolir et rendre irréparable, et comme il répondait pas j’ai redemandé parlé de quoi, et lui, ça y est, il a dit, ça recommence.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
pan ! pan !