Chers tous,
"Dans tout ce qui est réel", écrit Rilke à un correspondant*, "on est plus proche et plus familier de l'art qu'en exerçant une de ces professions semi-artistiques et irréelles qui reflètent une proximité d'avec l'art, mais, en fait, nient et attaquent l'existence de tout art, ce que fait, par exemple, toute la profession journalistique, presque toute la critique, et les trois quarts de ce qu'on appelle littérature et qui se réclame de ce nom."
Me voilà à l'aise pour vous dire qu'en plein réel comme je nage, je dois boire de grandes tasses d'art total sans même pas m'en rendre compte. Tout glapissement sur mon sort mis à part, je manque de temps à cause de la vie mais j'avance. Sans anticiper de trop, je peux annoncer que mes prévisions quant à l'achèvement et la publication dans un lointain futur de ma "traduction" de l'Enfer de Dante sont révisées à la baisse. Vous mourrez un jour mais vous m'aurez lu.
Or si je transpire à gros jus pour rouler le rocher de mon Dante, que tous mes efforts sont tendus pour m'en désobséder un bon coup, il n'est pas surprenant que chacune de mes lectures du moment m'y ramène.
J'en dis un mot dans ce qui arrive.
Je fragmente en plusieurs morceaux pour ne pas fatiguer vos yeux ni vos cerveaux.
Votre Sisyphe Brea
1. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman (trad. de Daria Olivier, préface de Michel Aucouturier), Paris, Gallimard (coll. "Tel"), 1987, 489 p.
Bonheur de se plonger dans Bakhtine. A l'heure où le discours sur le roman est tout aux mains de la sottise et la démagogie journalistiques, des copinages obséquieux des critiques, bonheur de suivre le fil sévère de la pensée d'un homme qui entreprit de tout classer, tout expliquer, et de refaire l'entière généalogie d'un genre, jusqu'à prévoir sa dégénérescence présente en "confession intime primaire, pleine d'une sensiblerie que n'éclaire pas la forme" (autofiction).
Bakhtine évoque la Divine Comédie dans l'étude intitulée "Formes du temps et du chronotope dans le roman (essais de poétique historique)", rédigée en 1937-1938**. Il distingue dans l'œuvre de Dante un moment particulier, crucial, du processus de prise de conscience par la littérature du temps et de l'espace historiques qui va concourir à la maturation du roman moderne. Il réalise, incidemment, que le "chronotope" (les indices spatio-temporels organisateurs) de la Comédie imprime singulièrement des images en croix.
A la fin du Moyen Âge, expose le théoricien, une série d'œuvres d'un genre "à part" adviennent en Europe. Des œuvres qui sont construites sous forme de "visions" et sont conçues comme encyclopédiques et pleinement synthétiques par leur contenu. Ainsi du Roman de la Rose ; ainsi de Pierre le Laboureur ; ainsi, surtout, de la Divine Comédie. La perception aiguë qu'ont eu les auteurs de ces textes des contradictions en voie de dépassement de leur époque explique sans doute l'aspiration à en effectuer la synthèse critique. Cette synthèse exigeait que fût présentée dans l'œuvre, de manière totale, la diversité contradictoire du monde. De là l'idée de Dante d'étirer toute cette diversité, littéralement, sur un axe vertical.
Dante, continue Bakhtine, "peint le tableau extraordinairement plastique d'un monde intensément vivant, se mouvant en montant et en descendant le long de sa verticale : les neuf cercles de l'Enfer sous la terre ; au-dessus, les sept cercles du Purgatoire ; encore plus haut, les dix Cieux. (...) La logique temporelle de ce monde vertical, c'est la pure simultanéité de toutes choses (ou 'la coexistence de toutes choses dans l'éternité'). Tout ce qui, sur terre, est séparé par le temps, se réunit dans l'éternité en la pure simultanéité de la coexistence. Ces divisions, ces 'avant' et ces 'après' introduits par le temps n'ont aucune importance, il faut les supprimer pour comprendre le monde, il faut tout juxtaposer dans un même temps, c'est-à-dire dans l'espace d'un seul moment, il faut regarder le monde comme étant simultané. C'est uniquement dans la pure simultanéité des temps ou (ce qui revient au même) dans l'intemporalité, que se dévoile le sens véritable de ce qui fut, qui est, et qui sera (...). Rendre simultané ce qui était échelonné dans le temps, remplacer les divisions et relations historico-temporelles par d'autres, purement sémantiques, anachroniquement hiérarchiques, telle est la poursuite formelle de Dante, qui a déterminé l'image d'un monde construit le long d'une stricte verticale" (p. 303)***.
Il va de soi que cette figuration du monde est idéologiquement conditionnée : elle correspond à l'idéalité chrétienne intemporelle à quoi Dante sacrifie. Tout son génie littéraire (mais aussi prosélyte) consiste cependant à ne s'être pas limité à la représentation axiale d'un dogme désincarné, illustré d'allégories édifiantes et d'êtres-symboles éternels. Le poète au contraire a peuplé son échelle, toute sa hiérarchie verticale, de créatures humaines platement réelles qui ont la profonde impulsion de s'en échapper pour se placer sur l'horizontale, sur le plan de la concrétude historique, et de rompre la dynamique ascendante en fuyant vers l'avant. Ici apparaissent les images de croix. Chaque personnage "comporte un potentiel historique et, partant, tend de tout son être à participer à l'événement vivant, au chronotope historico-temporel. Mais la volonté puissante de l'artiste le voue à une place éternelle et immuable dans la verticale intemporelle. Ces potentialités historiques se réalisent en partie dans certains récits complets en forme de nouvelle. Par exemple, le récit de Francesca et Paolo, celui du comte Ugolin et de l'archevêque Ruggieri, sont comme des ramifications horizontales, gonflées de temps réel, qui saillent de la verticale intemporelle du monde dantesque. D'où l'exceptionnelle tension de tout cet univers de Dante. Elle est créée par le conflit du temps historique existant et de l'idéalité intemporelle de l'autre monde. La verticale semble receler en elle-même l'horizontale qui tend puissamment à se ruer en avant. (...) [C]e conflit lui-même, et la profonde tension de sa solution littéraire, fait de l'œuvre de Dante une œuvre exceptionnelle par la force avec laquelle elle exprime son époque ou, plus précisément, la frontière entre deux époques" (p. 304).
Curieusement, Bakhtine ne dit rien des aspects strictement linguistiques et stylistiques propres à ce schéma. Il est pourtant bien net que la tension décrite, et le bornage étroit d'un monde qui finit et d'un monde qui arrive tel qu'il est arrêté par Dante, sont exaspérés par la langue inaugurale, "vulgaire", proto-italienne, incarnée, d'ailleurs parfois très crue, que le poète a choisi d'enfoncer dans la bouche de ses personnages au lieu du latin d'église (projections horizontales, bonds en avant dans le réel), à quoi s'opposent l'extrême rigueur de la terza rima et la construction toute mathématique du poème (idéalité verticale intemporelle).
(À suivre).
____
Notes :
* Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète (trad. et présentation de Marc B. de Launay, éd. bilingue), Paris, Gallimard (coll. "Poésie"), 1993, pp. 127-129.
** Il en est question aussi, plus secondairement, dans la cinquième étude du recueil : "Récit épique et roman (méthodologie de l'analyse du roman)" (1941). Bakhtine soumet à l'examen les Âmes mortes de Gogol, épopée à quoi l'écrivain russe voulait donner "la forme de la Divine Comédie, y voyant son but sublime, mais il n'élabora qu'une Satire Ménippée" (p. 462).
*** Il n'est pas interdit de penser que Dante, ce faisant, a consommé à sa manière le rêve de Proust tel qu'il est contenu dans la dernière phrase de la Recherche, et qui paraît-il se ressentirait des travaux sur la relativité d'Einstein : "Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l’idée s’imposait à moi avec tant de force aujourd’hui, et j’y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes – entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps". (Marcel Proust, A la Recherche du temps perdu. VIII. Le Temps retrouvé, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1927, t. 2, p. 261).
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