"j'ai douze ans. je me souviens que le livre est caché. au même endroit, mon frère aîné dissimule les magazines avec des femmes nues. c'est un livre abîmé, avec une couverture en papier épais, le papier a jauni. où est-ce que mon frère l'a trouvé ? le titre est documents pour servir à l'histoire de la seconde guerre mondiale. c'est un recueil de témoignages sur les camps de concentration, avec des récits d'expériences médicales pratiquées sur des cobayes humains. parce qu'il y a écrit 'document', je comprends que ce que je lis est vrai. pourtant je relis et je me rappelle même avoir cherché un signe, pour être sûr, et aussi avoir senti quelque chose de tordu dans le bas du ventre. comme avec les images de sexe, mais pas dans le même sens. parce que la date d'édition est proche de celle de la fin de la guerre, parce que pour moi c'est un vieux livre, un 'livre de bibliothèque', je suis sûr que ce que je lis est vrai. mais le livre est caché. donc, même si c'est vrai, on ne peut pas le dire."
un professeur de français emprunte les transports en commun pour se diriger vers l'établissement où ordinairement il enseigne. le trajet est pénible, la description minutieuse. les corps des voyageurs se heurtent et se souffrent à grand peine. "peu importe que ce soit le train le responsable, c'est-à-dire l'organisation inhumaine du transport". les trains d'auschwitz circulent horriblement en filigrane.
le même, fatigué, en salle des profs, qui s'inquiète de ce rapprochement inexcusable, qu'il aurait fallu taire, mais qui lui a échappé devant la classe, entre les terrains de basket aménagés à paris, sous le métro aérien, à destination de jeunes noirs et arabes à qui l'on fait respirer des gaz d'échappement, et les camions dont les nazis tordaient les pots vers l'intérieur pour tuer les juifs.
plus loin, à sarcelles, où l'on vient sans envie, mais contre une rémunération supplémentaire, faire passer des oraux aux élèves d'un établissement local. le temps est clair, on passe devant un étalement de barres de h.l.m. disposées avec symétrie. - des barres de h.l.m. si pareilles aux bâtiments du camp d'internement de drancy.
une amie enseignante a donné à lire le château des carpathes, de jules verne, à des élèves de 5ème. un élève a été heurté par le portrait d'un personnage de juif. le père de l'élève s'est plaint. l'enseignante comprend que le père ait été choqué, "puisqu'il est juif". en même temps, elle a l'air de trouver la caricature assez drôle. "le nez crochu, les lèvres lippues." le narrateur fait part à l'enseignante de son souhait d'avoir une "conversation". pourtant, il l'évite, et la conversation n'aura pas lieu. du reste, il n'est bientôt plus question de l'épisode du château des carpathes dans le récit. il y est question du père du narrateur, qui battait son frère. "mon père bat mon frère. à force de les répéter, les mots n'occupent plus les mêmes places. et ce n'est jamais la bonne phrase. mon frère est battu par mon père, mon père bat mon frère, ce n'est pas pareil. peut-être que battre n'est pas le mot juste. ou si. mais alors c'est moi qui bats, ou moi qui suis battu, juste parce que je répète la phrase. ou bien c'est parce que je suis là que mon père bat mon frère. parce que je le vois. il le bat, lui, pour ne pas me battre. donc c'est à cause de moi que mon frère est battu. ou lui qui me bat, puisqu'il prend ma place et que je n'existe plus. et si je n'existe pas, tout ça non plus. ou alors je suis tout seul, avec juste une phrase dans la tête. mais je ne suis pas sûr qu'elle soit vraie. parce que je ne la dis pas et que personne ne l'entend. parce que personne ne la dit. parce que mon père ne répond pas aux questions que je ne lui pose pas. comme je ne peux pas répondre à mon frère. dans tous les cas, il y a quelque chose de dégoûtant. et je ne sais pas ce qui est le plus dégoûtant, la violence de mon père, la souffrance de mon frère ou mon impuissance." un frère qui apparaît, dans le récit suivant, hystérique, en rage, torse nu sous la lune, harassé de coups de poings par les pompiers qui ne parviennent pas à le maîtriser pour le conduire à l'hôpital.
telle est, en substance, la matière des récits qui composent les enfants précoces ne vont pas au paradis, court recueil publié en 2006 par philippe guéguen aux éditions inventaire/invention.
je recommande chaudement la lecture de ces chroniques de la vie d'un prof ordinaire, qui n'ont l'air de rien, mais où la pensée s'accroche sans arrêt aux ronces de l'histoire, et où ne cessent d'affleurer les pointes fines qu'enfonce chaque jour dans nos corps apathiques le monde présent. on est loin, très loin de l'andouille bégaudeau.
le même, fatigué, en salle des profs, qui s'inquiète de ce rapprochement inexcusable, qu'il aurait fallu taire, mais qui lui a échappé devant la classe, entre les terrains de basket aménagés à paris, sous le métro aérien, à destination de jeunes noirs et arabes à qui l'on fait respirer des gaz d'échappement, et les camions dont les nazis tordaient les pots vers l'intérieur pour tuer les juifs.
plus loin, à sarcelles, où l'on vient sans envie, mais contre une rémunération supplémentaire, faire passer des oraux aux élèves d'un établissement local. le temps est clair, on passe devant un étalement de barres de h.l.m. disposées avec symétrie. - des barres de h.l.m. si pareilles aux bâtiments du camp d'internement de drancy.
une amie enseignante a donné à lire le château des carpathes, de jules verne, à des élèves de 5ème. un élève a été heurté par le portrait d'un personnage de juif. le père de l'élève s'est plaint. l'enseignante comprend que le père ait été choqué, "puisqu'il est juif". en même temps, elle a l'air de trouver la caricature assez drôle. "le nez crochu, les lèvres lippues." le narrateur fait part à l'enseignante de son souhait d'avoir une "conversation". pourtant, il l'évite, et la conversation n'aura pas lieu. du reste, il n'est bientôt plus question de l'épisode du château des carpathes dans le récit. il y est question du père du narrateur, qui battait son frère. "mon père bat mon frère. à force de les répéter, les mots n'occupent plus les mêmes places. et ce n'est jamais la bonne phrase. mon frère est battu par mon père, mon père bat mon frère, ce n'est pas pareil. peut-être que battre n'est pas le mot juste. ou si. mais alors c'est moi qui bats, ou moi qui suis battu, juste parce que je répète la phrase. ou bien c'est parce que je suis là que mon père bat mon frère. parce que je le vois. il le bat, lui, pour ne pas me battre. donc c'est à cause de moi que mon frère est battu. ou lui qui me bat, puisqu'il prend ma place et que je n'existe plus. et si je n'existe pas, tout ça non plus. ou alors je suis tout seul, avec juste une phrase dans la tête. mais je ne suis pas sûr qu'elle soit vraie. parce que je ne la dis pas et que personne ne l'entend. parce que personne ne la dit. parce que mon père ne répond pas aux questions que je ne lui pose pas. comme je ne peux pas répondre à mon frère. dans tous les cas, il y a quelque chose de dégoûtant. et je ne sais pas ce qui est le plus dégoûtant, la violence de mon père, la souffrance de mon frère ou mon impuissance." un frère qui apparaît, dans le récit suivant, hystérique, en rage, torse nu sous la lune, harassé de coups de poings par les pompiers qui ne parviennent pas à le maîtriser pour le conduire à l'hôpital.
telle est, en substance, la matière des récits qui composent les enfants précoces ne vont pas au paradis, court recueil publié en 2006 par philippe guéguen aux éditions inventaire/invention.
je recommande chaudement la lecture de ces chroniques de la vie d'un prof ordinaire, qui n'ont l'air de rien, mais où la pensée s'accroche sans arrêt aux ronces de l'histoire, et où ne cessent d'affleurer les pointes fines qu'enfonce chaque jour dans nos corps apathiques le monde présent. on est loin, très loin de l'andouille bégaudeau.
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