(Source : Tom de Pékin, série Le Lac sombre)
"De toutes parts j'oyais traînantes plaintes / mais sans personne voir qui les pût faire ; / pour ce, tout esmarri, vins-je arrêtant. / Je crois assez qu'il crut que je croyais / que tous ces cris sortaient d'entre les souches, / jetés par gens qui de nous se cachaient. / Et le maître parla : 'Si tu veux rompre / quelque branchette à l'une de ces plantes, / l'effet coupera court à ton douter.' / Lors une main avançai-je un petit / et cueillis un rinceau d'un grand buisson. / Son tronc cria : 'Pourquoi m'esraches-tu ?' / Puis embruni d'une sueur de sang, / il reprit à clamer : 'Pourquoi m'estordre ? / n'as-tu en toi nul esprit de pitié ? / Hommes étions, or sommes faits broussailles : / ta main devrait se montrer plus piteuse / eussions-nous même été coeurs de serpents.' / Comme un tison de bois vert, s'il s'enflambe / de l'un des bouts, pleure et bave de l'autre / en gémissant par le vent qui s'échappe, / ainsi fuyaient du tronçon échardé / mots et sang à la fois. Je laissai choir / la tige et demeurai saisi de crainte."
Dante, Comédie (Enfer, XIII) (trad. A. Pézard)
"Ce qui apparaît dans les premiers textes compilés sur l'initiative de l'Etat impérial (le Kojiki en 712, les Fudoki en 713, le Nihongi en 720) ou dans les mythes et les rites immémoriaux du shintō, c'est l'amour de la vie, l'horreur simple et naïve de la mort. Le dieu Izanagi pleure sa soeur-épouse Izanami, morte d'avoir mis au monde le Feu. Il descend dans les ténèbres souterraines pour l'en arracher. Orphée ne faisait qu'apercevoir l'ombre insaisissable d'Eurydice, mais ce qu'Izanagi voit à la lueur d'une torche c'est le corps d'Izanami en putréfaction, déjà grouillant de vers. Vaincu par l'horreur, il s'enfuit en courant, roule un rocher pour obstruer l'entrée du monde des morts et procède à d'urgentes ablutions."
Maurice Pinguet, La mort volontaire au Japon
On connaît l'histoire : un type est projeté nuitamment en pleine forêt, au milieu de ses peurs les plus primales. C'est la forêt naturelle des bêtes et du danger, que l'homme a quitté en devenant l'homme, mais dont son inconscient s'est trop imprégné pour n'en pas subir les réverbérations. C'est aussi la forêt langagière : un labyrinthe de mots, de signes et de symboles dont l'homme s'encombre le cerveau depuis qu'il a pris demeure dans la culture. Dante, puisque c'est lui dont il s'agit, est sauvé par un guide d'essence poétique, un seigneur du Verbe, un envoyé providentiel. Qui non content de ne pas le sauver, l'entraîne dans les immensités caverneuses de l'enfer. Suit le récit d'une expédition : la visite en soi-même de l'écrivain pour y cartographier ses obsessions, ses souvenirs atroces, ses fantasmes et ses craintes d'une monstruosité sans égal.
L'histoire de la littérature regorge de récits de ce type : des spéléologues sont couramment dépêchés au fond de leurs propres cavités pour ausculter, carnet en main, l'étrange doublure d'eux-mêmes qui séjourne dans ces endroits malpropres ; des chevaliers armés de pur langage s'en vont se psychanalyser la part monstrueuse au fond d'un bois ; des Robinson et des Platon se creusent le front dans une caverne. C'est dans cette tradition que Romain Verger, de son écriture précise, scientifique, dense et soignée, a inscrit ses Forêts noires, quoique lui-même parle plus sobrement de roman d'"introspection" (ce qui n'en est pas moins l'opposé du tout-à-l'égoût qu'est l'autofiction).
Le livre débute presque comme un film d'horreur ("Je n'ai rien [...] d'un mort-vivant de Romero qui revient à la vie d'un pas lent, le corps dégingandé"). Un biologiste est envoyé en mission au Japon étudier l'influence des roches magmatiques sur la végétation de la forêt d'Aokigahara Jukai. Il lui faut délaisser sa mère, dont l'impotence et la santé nécessitent pourtant sa présence constante à ses côtés. Venu sur place, rien ne marche comme prévu, le matériel d'observation et d'analyse n'arrive pas. Le narrateur a tout le loisir de contempler son nouvel environnement : les abords inquiétants de cette "mer d'arbres", au pied du mont Fuji, connue comme la "forêt Maudite" du fait que les Japonais s'y pressent en foule pour se donner la mort (on se rappelle le beau bois des suicidés du Dante). Le caractère à la fois sacré et abominable de la forêt se marque par les déformations qu'elle fait subir à la réalité : ainsi des deux filles siamoises nées aux voisins d'en face ("qui, malgré leur handicap, riaient beaucoup lorsqu'elles m'apercevaient, tout en se cachant les yeux derrière les doigts des deux seules mains qu'elles partageaient"). Ou encore par la vigueur sexuelle neuve ("Depuis quand n'avais-je pas senti mon sang en ébullition"), par les rêves à la fois visionnaires et démentiels qu'elle suscite ("l'esprit plein de hantises et de visions sylvestres"). Et l'on conçoit déjà que du film d'horreur on a fait un pas du côté du cinéma lynchien. D'ailleurs le narrateur a tôt fait d'oublier sa mission de recherche initiale. Il n'est bientôt plus question que de pénétrer la forêt ("accéder au grand secret") conduit par l'indispensable guide ou stalker qui vit entre les mondes des vivants et des morts. L'apathique voisin Shintaro pour ça fera l'affaire. Les deux hommes se mettent en marche donc. Et c'est un voyage qui démarre à travers les bois noirs de l'inconscient ("pins noirs et bambous tressés autour d'énormes troncs tordus pétris de rhumatismes. Parfois, d'un pas mal assuré, nous glissions sur les mousses et nous en relevions, les mains couvertes d'un suc jaunâtre qui puait le soufre, lorsque nous ne dévalions pas quelques mètres plus bas, crevant un tapis de racines et de feuilles suspendu au vide. Malgré le trop plein de bois et l'atmosphère asphyxiante régnait une impression de désolation générale : [...] il me semblait traverser une immense carcasse abandonnée, exsangue et désincarnée, encombrée de chablis et de côtes cassées.")
A l'arrivée, qui n'est nulle part, apparaît une sorte de béance volcanienne à la surface du sol. Qui d'évidence n'est rien d'autre que la fracture s'ouvrant sur l'enfer ("les brumes s'épaissirent et une lueur rougeoyante nous apparut plus bas dans le noir ; la gorge et les yeux nous brûlaient. La sueur perlait à grosses gouttes sur nos fronts tant la chaleur avait grimpé. Montaient de cet apparent foyer d'épouvantables vapeurs d'oeufs pourris et de viande carbonisée. Entre deux fumerolles, les troncs tendaient vers nous leurs profils crépitants et calcinés. De petites poches de gaz et flatulences éclataient sous nos pas, s'en écoulaient d'infectes purulences. Enfin, nous nous trouvâmes au bord, à ne plus pouvoir avancer. Et la terre ouvrit sa large plaie, bouche froncée ou furoncle géant que tourmentaient en profondeur d'épaisses fermentations de magma, de sang et de chair fondue. Je me serrai contre Shintaro, je voulus fuir et l'entraîner, mais il était planté là, agrippé à mon bras qu'il ne lâchait plus, et ses yeux creux remuaient d'étranges humeurs en moi.")
Il s'agit maintenant d'y descendre ("Plus moyen de s'y soustraire, de se dérober..."), à l'aide des noeuds de corde du langage, au travers de l'aiguille qu'est le seul regard du guide ("je [...] m'enfonce dans l'oeil de Shintaro"). Se couler dans l'obscurité pour y faire l'expérience de mort, séparer l'épais du subtil pour être rendu transformé, lavé, recomposé, au vivant et à la lumière, ainsi qu'il se produit normalement à l'issue de toute catabase.
L'enfer, ce n'est pas les autres, nous dit Romain Verger : l'enfer est dans soi-même, où est maintenant plongé le narrateur, tenu de voir revivre la cohorte d'horreurs qui composent une enfance, une adolescence, ces secrets de famille, ces attirances louches, ces séductions contre nature, ces parents morts flottant dans le souvenir avec des mots de papier plein les poches ("mots, lettres, mottes de terre, il n'est pas jusqu'à la texture du papier, aux formes des auréoles d'encre imbibées de cellulose qui ne remontent"), ces forêts noires en somme qui constituent en même temps qu'elles empêchent un homme.
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