"Le roman français contemporain a produit un curieux sous-genre qu’on pourrait appeler 'roman de la province perdue'. Une province toujours rurale et presque à tous les coups centrale : pas de filets bretons ni de mas provençaux, mais des hauts plateaux sans pittoresque, loin de la mer. L’auteur vient de là, il évoque, directement ou par personnages interposés, un monde qu’il a quitté sans parvenir à s’en déprendre, cieux chagrins, terre ingrate, générations entières d’ascendants taciturnes, il s’interroge sur l’effet que ça fait d’être en bout de chaîne et de se retourner vers ce qui a déjà disparu."
J'emprunte les lignes qui précèdent à Pierre Ahnne, dont j'ai plaisir à lire, depuis peu, les notes critiques régulières qu'il présente sur son blog littéraire.
Dans l'infinie constellation des blogs ou sites à prétention d'analyse livresque, les propositions de l'intéressé, enseignant (comme beaucoup) et écrivain (comme trop), valent d'êtres considérées : ses notes sont essentiellement justes, claires, concises, sobrement érudites, sans acrimonie excessive, sans complaisance non plus.
L'extrait cité plus haut se rapporte aux Pays, roman récent de Marie-Hélène Lafon qu'après avoir pris connaissance des précisions de Pierre Ahnne on ne lira peut-être plus.
Fille de paysans venue à Paris pour des études, Marie-Hélène Lafon, résume M. Ahnne, s'essaye comme d'autres après Michon, Millet* et bien sûr Bergounioux aux longues phrases gorgées d'adjectifs qui composent un "roman de province perdue", selon la définition quelque peu acide que le commentateur en donne (mais je force son trait). Pour le reste, il semble que le livre tournant bientôt à vide, la romancière Lafon en arrive à des "Marie-Christine, la voix saturée d’interférences hormonales et le téton turgescent sous le corsage estival, concluait à ses meilleures heures par un carpe diem tonitruant puisé aux congruentes sources des pages roses du Larousse et des magazines féminins dont elle était friande", où le réveil du lecteur se paye au prix d'une violente indigestion.
Il se trouve que je finis de lire Un peu de bleu dans le paysage, bref recueil de récits de Bergounioux conforme à la catégorie "province perdue" labellisée par Pierre Ahnne. "J'ai vu ça dans ma campagne, moi qui n'avais jamais rien vu." Voilà certainement la citation en forme d'apophtegme qui pourrait résumer l'ensemble. Le reste est une composition un peu usée de paysages infinis, de reliefs gigantesques, de ciels de toutes les teintes sous quoi s'immobilisent des peuples entiers d'introvertis, et où tous les végétaux et tous les métaux et tous les minéraux et tous les cristaux de la création sont égrenés dans leur nom latin ou français. Je confesse m'y ennuyer assez (en dépit de la poésie du livre, d'un effort stylistique qui n'offre presque pas d'équivalents). J'écris "confesse", car je voudrais mieux n'avoir pas à dire aucun mal de Pierre Bergounioux, que j'admire non seulement comme écrivain, mais en qualité d'homme. Mais enfin il se fait que je l'aime plus quand il se croit tankiste soviétique en route vers le Reichstag comme dans Le Baiser de sorcière (ou avion bombardier américain en perdition comme dans B-17 G) : sa passion de l'histoire engage alors une écriture précise, dense, obstinée, terrible, fascinante, qui vraiment aiguillonne et fait merveille.
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* Chacun comprend qu'il est question du Millet moyen de La Gloire des Pythre, de L’Amour des trois sœurs Piale, voire de Lauve le pur, non du barbouilleur de navets idéologiques qui suscite des polémiques dont je me bats l'oeil. Mais la question est posée de savoir si la fixation au motif de la "Province Perdue" ne comporte pas en germe ce genre de pentes. Renaud Camus, peut-être à titre de témoin assisté, mériterait ici d'être interrogé.
Je ne connais pas ce texte de Bergounioux, pas plus je l'avoue que ce "Baiser de la sorcièr"e que je vais m'empresser de découvrir, suivant ainsi votre conseil. Mais moi aussi j'admire beaucoup Bergounioux, et pas seulement celui du magnifique B-17 G. Il peut être indigeste parfois mais il y a une vraie grandeur, à mon avis, dans cette volonté acharnée de creuser le destin individuel pour le relier à du collectif (voir "La Mort de Brune"). Bravo et merci pour votre article en tout cas.
RépondreSupprimerCher Pierre Ahnne, merci de votre attention. Pour être complet, j'aurais dû préciser que livre qui contient Le Baiser de sorcière se compose d'un second texte qui lui fait pendant : Le Récit absent, essai éblouissant, d'une érudition totale, sur la carence de littérature pour accompagner l'aventure révolutionnaire soviétique. Vous ne serez pas déçu !
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