Une chose qui n'est pas tellement sue dans mon parcours : né en région parisienne, j'ai vécu les premières années de ma vie à Antibes, dans le département des Alpes-Maritimes. C'est là que j'ai rencontré un certain Guillaume Musso, âgé d'un an de plus que moi, qui depuis a eu le succès qu'on connaît. Nos familles se fréquentaient, et nous allions ensemble à l'école élémentaire, puis au collège Saint-Philippe Néri. Nous avons tissé des rapports de belle amitié qui se sont poursuivis jusqu'à mon retour à Paris, et son départ pour les Etats-Unis, vers l'âge de dix-neuf ou vingt ans. Par la suite nos relations se sont distendues, mais Guillaume et moi ne nous sommes jamais perdus de vue. Je ne m'étends pas sur des détails qui n'intéressent personne, mais il n'est pas tout à fait un hasard que nous ayons chacun développé le goût de l'écriture. Bien sûr aujourd'hui nos vues divergent à ce sujet. Il n'empêche, je trouve odieux le traitement qui lui est réservé par une certaine "critique" ricanante, qui prend grand soin de ne lire aucun de ses livres pour les mépriser. Je n'affectionne pas particulièrement les sujets choisis par Guillaume, mais la caricature qu'on fait de son travail sur le fond comme sur la forme m'irrite au plus haut point.
Je propose, dans ce qui suit, de reproduire un entretien écrit qu'il m'a récemment accordé par mail. Cette idée lui a plu, même s'il ne se fait aucune illusion (ni moi non plus) sur l'avis préconçu et indéboulonnable que mon type de lecteur peut avoir sur sa conception personnelle de la littérature.
Dans la foulée, il nous est apparu qu'il pourrait être opportun d'adjoindre à nos échanges un tiers qui partage le malheureux sort de Guillaume : Marc Levy. Guillaume m'a communiqué son mail, et je l'ai contacté. Marc Levy a eu la gentillesse de me répondre presque immédiatement, et favorablement. Qu'ils soient tous les deux remerciés du temps précieux qu'ils ont bien voulu me donner.
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Antoine Brea : Guillaume, comment décrirais-tu en quelques mots le projet de tes livres ?
Guillaume Musso : Ce sont des romans qui ont pour but d’être de purs romans, d’être simplement des romans, et en ce sens des romans "simples". La seule chose que je sais dire de mes livres c’est que leur but ultime est de raconter une histoire, et de la raconter le mieux possible. Et de la raconter à tous, à la caissière de supermarché comme à l'homme d'affaires, à l'étudiant inquiet de son avenir ou à la boulangère un peu fleur bleue. Ce n'est pas si facile qu'on croit. Mon projet est pour ainsi dire "œucuménique", au fond je crois que c'est ça qu'on me fait payer, qu'on me reproche parfois avec violence.
A. B. : Chez toi, j'ai pu me rendre compte que contrairement à ce qu'on prétend, l'univers littéraire est sur-référencé, comme aimanté par d’autres domaines artistiques, ainsi que l'indiquent d'ailleurs d'emblée certains titres (je pense notamment à Skidamarink et à 7 ans après). Où se situe-t-on dans tes livres : dans la littérature, la musique, le cinéma ?
G. M. : Oui, le cinéma, surtout le cinéma. En général, j’ai un rapport complexe à l’écriture et ce qui m’intéresse davantage dans le travail du romancier, c’est la composition. Pour reprendre les catégories de la rhétorique, l’invention est une somme de petites inventions qui sont de petits courts-circuits entre l’envie d’écrire une scène et celle d’y faire passer quelque chose. Pour ce qui est de l’élocution, qui est le troisième terme de la rhétorique, elle vient presque d’elle-même, parce qu’il y a un moment où on trouve un souffle, une manière d’écrire, un narrateur, et c’est à ce moment-là que tout s’organise. Pour moi, le plus compliqué est précisément de composer, de prendre ces éléments et de les mettre ensemble. J’ai donc besoin le cas échéant de me resservir des matrices que je trouve dans le cinéma, en particulier le cinéma américain. C’est le cinéma qui m’aide, parce que j’y suis sensible, parce qu’il y a une vitesse et un rapport à la composition qui oblige à penser à un début, un milieu et une fin pris dans un seul bloc. Si je fais la comparaison avec le roman feuilletoniste du XIXe siècle, le rapport à la composition y est moins intense puisqu’il est produit par blocs séparés.
A. B. : Marc Levy partagez-vous l’expérience de Guillaume Musso ? Est-ce que pour vous il y a un point de départ, une matrice, une matière hétérogène ou bien une matière extérieure qui vous dit : tout cela ça va prendre et va former un récit ?
Marc Levy : Tout d’abord je voudrais revenir à cette idée de partir d’éléments hétérogènes pour arriver à quelque chose d’homogène. Dans mon cas, il y a souvent la question du traumatisme, de l’accident, ou de quelque chose qui "vrille" le récit, comme par exemple dans Si c'était à refaire. Et cette notion pour moi se pose de manière esthétique, avec toujours le même point d’achoppement : Comment fait-on entrer le chaos dans quelque chose qui va être un livre et qui doit, à la fin, être homogène ? Comment organise-t-on tout cela ? Et même si, à un moment, il y a quelque chose qui se déplace, comment faire pour que cela se déplace sans en avoir l’air dans une structure organisée ? Je crois pouvoir dire que Guillaume et moi construisons des objets communs dans la mesure où nous reprenons volontiers à notre compte l’idée de Balzac selon laquelle il n’y a pas de différence entre une table et une psychologie, quand il s’agit de la mettre en scène dans un roman. Un personnage féminin qui pleure un amour perdu est une table. Un homme accidenté par la vie est une table.
A. B. : Pour tous les deux donc le roman apparaît surtout comme la forme littéraire qui accueille de manière homogène des éléments disparates. Mais avez-vous été tentés par d’autres formes littéraires ou artistiques : par exemple la forme théâtrale, la forme poétique, ou pourquoi pas la forme cinématographique ? Ou bien est-ce que pour vous le récit romanesque reste la forme idéale qui permette, pour reprendre l'image de Marc Levy, d’intégrer aussi bien une table ou une psychologie ?
M. L. : Oui j'ai déjà réalisé un court-métrage cinématographique [N.B. : La Lettre de Nabila, en 2003]. J'ai aussi écrit des chansons pour la chanteuse Jenifer, pour le regretté Grégory Lemarchal et pour Johnny Hallyday. Pour moi, il y a eu pendant très longtemps, dans mon parcours de lecteur et d’étudiant, l’interdit du roman. Il était impossible dans les années 1980 d’écrire un roman. Ou alors on pouvait commencer à envisager l’idée d’écrire un roman si on passait par le mode de l’ironie et/ou de la déconstruction. Il fallait en tout cas montrer "patte blanche" en signifiant bien qu’on n’était pas dupe de ce qu’est un roman, de son artifice. Mais dans tous les cas la modernité s’était arrêtée à des écrivains comme Guyotat, qui correspondait un peu à la "fin de l'Histoire", son illisibilité étant perçue comme le point de vitesse indépassable, la vitesse de la lumière. A la suite de quoi, écrire un roman semblait une horrible régression, un renoncement, une restauration au sens le plus réactionnaire... C’était très lourd, et cet interdit précisément a stimulé mon désir de faire du roman, d’en écrire sans me laisser intimider, en réintégrant le désir et le plaisir de la lecture. Pour des gens comme moi, cette sensation d’interdit était aussi stimulante parce qu’on avait conscience que le cinéma occupait l’espace laissé en friche par la littérature, à savoir tout simplement la question du récit, la question des personnages, parfois même la question épique, qu’on trouve par exemple chez Steven Spielberg. Et bien que je ne sois pas à proprement parler cinéaste, E.T. L'Extra-terresstre ou la saga des Indiana Jones, notamment, font partie des œuvres que j'aurais vraiment envie de faire, en tout cas de "lire". Ecrire un roman pour moi n’est pas une stratégie, ni une théorie, au sens ou "il faudrait" ou "il ne faudrait pas". Disons qu’à force de côtoyer la littérature et le cinéma surtout américains, je me rends compte que je ne me satisfais pas d’une certaine forme d’avant-garde littéraire, une façon par exemple de traiter les textes de manière éclatée et de mépriser le lecteur, voire de vouloir l'agresser.
A. B. : Si j’ai bien compris, il y aurait initialement un territoire défendu du récit que vous auriez eu envie d’aborder ?
M.L. : Non, ce n’est peut-être pas aussi dramatique que je le dis... C’est beaucoup plus simple. Comme l’idée qu’il y aurait un gigantesque gâteau au chocolat auquel on n'aurait pas le droit de goûter...
A. B. : C'est intéressant... Guillaume, est-ce que tu as le même rapport au récit que Marc Levy ?
G. M. : Oui, je suis complètement d’accord. Même si pour moi au départ, il y a surtout ce désir inexplicable, irrépressible d’écrire, et que je ne me pose pas nécessairement toutes ces questions. Les choses viennent assez spontanément. De toute façon dès qu'on décide qu’un narrateur va raconter une histoire, on entre dans la zone du roman. La poésie, pour revenir à ta question précédente, ne m'intéresse pas. Ou moins. J'en ai fait un petit peu au lycée, j'étais fou des poètes objectivistes américains, et de poésie sonore, mais aussi de Lautréamont, des surréalistes, toutes ces choses... Mais aujourd'hui, disons, pour simplifier, que la poésie est cette zone qui exclut la temporalité et donc la narration : c’est très dur en poésie d'introduire de la temporalité. La poésie me semble plutôt du côté de l’instantané. Et moi je veux interroger les problèmes du temps, de l'existence dans son entier déroulement, et aussi le problème des sentiments, qui ne sont pas l'"émotion", qui ne sont pas dans l'instantané. Quant au théâtre, ça pourrait être une autre forme possible. D’ailleurs, de plus en plus, je trouve que ce n’est pas si différent. Moins que je ne le pensais au début...
M. L. : Oui, surtout que l’un et l’autre nous sommes confrontés à cette question des personnages. Il y a par exemple, au théâtre, ce rapport à l’incarnation qui avait été évacué dans le roman, et c’est vrai que nous deux nous réinterrogeons aujourd'hui ce type de problème. Dans l'écriture théâtrale, j'ai l'impression que c’est moins la question de la langue qui compte, que la question d’une composition, d'une rapidité, d'une efficacité, d'une présence. Au fond ce n’est pas si éloigné de ce qui occupe pour une large part le romancier, du moins de ce qui nous occupe Guillaume et moi.
G. M. : Sauf que dans le roman on est en plus metteur en scène. On peut choisir le tempo, les lumières, cadrer, couper quand on veut, et donc le roman me semble plus ample car il offre cette possibilité d’être de tous les côtés à la fois. Alors, si on n’est ni obsessionnel ni narcissique au point d’être un formaliste dirigé vers le signifiant pur, si on n’est pas idéologue, on a toutes les raisons du monde de choisir le roman parce que c’est la palette qui ouvre le plus de possibilités. De nos jours, et depuis Guyotat ainsi que l'évoquait Marc, c'est comme s'il y avait une panique générale devant le langage produisant une littérature aphasique, ânonnante, dont les formes les plus abouties sont une certaine manière de faire de la poésie ou du roman – la manière "illisible". Mais pour ma part, ce n’est pas ainsi que je comprends le monde ni la langue : je ne perçois pas cette nécessité de perversion, de refus permanent de se servir des mots et du sens existant des mots ; ça ne me paraît mener qu'à encore plus de confusion, encore plus d'incompréhension, de fractures, d'inégalités entre ceux qui s'emparent du langage (les écrivains, les lecteurs d'élite) et ceux qui ne peuvent que le subir. Et même s’il est vrai qu’il y a toujours un combat avec la langue originale, celui-ci peut très bien se résoudre dans une langue commune.
A. B. : Marc Levy, vous parliez tout à l’heure des personnages qui font partie des choses que vous aviez envie de remettre dans le roman. Quel rôle jouent les personnages, notamment pour Mes amis mes amours, roman qui a été parfois qualifié d’"orchestral" ou de "polyphonique", où des points de vue sont confrontés les uns aux autres ?
M. L. : Disons que le personnage n’est jamais ni un collage ni un coloriage. Ce n’est pas un personnage préétabli dont je me contenterais de raconter les aventures. Il se développe dans l’écriture parce qu’il y a narration. Il se réalise par l’écriture, donc de ce point de vue Beckett n’est pas loin de mes préoccupations notamment dans le monologue, même si je sais que je vais surprendre en me comparant à Beckett. Je crois que le roman, de toute façon, contrairement à la sociologie ou à la philosophie qui se saisissent de catégories générales, appréhende d'abord le singulier. Il me semble qu’il est important de ne pas instrumentaliser les personnages pour illustrer des idées, des thèses. Le reproche a souvent été fait à Balzac ou à Dostoïevski, il reste d’actualité. J’ai vraiment commencé à écrire quand j’ai laissé venir les personnages : chaque personnage doit avoir son inflexion, sa silhouette. Quant à la question de la "polyphonie" dans Mes amis mes amours, je n’ai pas l’impression d'avoir écrit de roman polyphonique dans la mesure où j’ai l’impression qu’il n’y a qu’une seule voix, une seule écriture. Simplement il y a des inflexions différentes, il y a des états psychiques différents. J’ai l’impression de glissements, de mouvements, de plaques tectoniques, qui font que l’on passe d’un état à un autre. Je ne crois pas à l’idée d’une "analyse psychologique", avec cette fameuse image du scalpel. Très souvent je vais dire une chose mais il y a des moments où je vais dire le contraire et où le personnage va revenir en arrière. Pour moi le personnage est toujours "percevalien", à la recherche de lui-même dans le travail de l’écriture. Mais il faut prendre aussi en compte le rapport aux autres, l’action, car tout cela travaille ensemble, pour ainsi dire dialectiquement.
A. B. : A vous écouter, on a l’impression que ce n’est pas tant le retour du "personnage". On aurait envie de dire que ce sont des "personnes" que vous mettez en scène. C’est-à-dire pas seulement des silhouettes avec une couleur de cheveu, un métier, un habit, des habitudes alimentaires, des traits de personnalité...
M. L. : Oui, mais pourtant, ils ont tout cela quand même.
A. B. : Guillaume, est-ce que pour toi, le personnage a cette même dimension ?
G. M. : En fait, j’ai l’impression, mais peut-être que je me trompe, que mes personnages sont plus des "figures" que ceux de Marc.
M. L. : C’est vrai que pour l’instant tu as surtout joué avec des "figures", par exemple, dans Sauve-moi, c’est la Femme Fatale...
G. M. : Oui, mais ce n’est pas quelque chose que je prévois non plus ab initio. Ce ne sont pas des figures qui sont préconstituées. Un personnage "devient" la Femme fatale, la figure du Mal, la figure du Coupable par exemple, au terme d'un parcours, d'une existence que lui prête le livre. De ce point de vue, c'est vrai qu'à la fin j'ai décrit un "type", plus que dans les romans de Marc, mais quand le "type" est achevé, le roman se termine... Et c’est à ce moment-là que je pourrais commencer un roman classique, au sens où je pourrais utiliser la psychologie aboutie d’un personnage et lui faire vivre des aventures. En fait, sous ce rapport, il y a un point commun entre Marc et moi qui nous unit beaucoup plus que tout le reste : c’est que la construction du "type" se fait dans le livre lui-même. En somme, comme dans la vraie vie, l'existence romanesque précède l'essence ; et le destin du personnage ne se dessine dans l'esprit du lecteur qu'une fois le livre refermé.
A. B. : Eh bien je crois qu'on va s'arrêter sur ces mots. Je vous remercie infiniment tous les deux pour vos réponses. C'était très éclairant pour moi, vraiment, et j'espère pour tous ceux qui nous liront.
M. L. : Merci à vous Antoine Brea.
G. M. : Merci Antoine. Tu sais que si tu viens à Antibes cet été, tu es le bienvenu à la maison, j'y serai, et puis maman sera ravie de t'avoir à dîner.
Et on ne peut pas non plus reprocher à leurs éditeurs de ne pas annoncer clairement la couleur (roman populaire) en couverture, il n'y a pas tromperie sur la marchandise ; on ne peut pas en dire autant de certains textes publiés sous de sobres couvertures de collections à prétention littéraire chez des éditeurs réputés prestigieux.
RépondreSupprimerJe n'ai pas tout lu. Mais c'est comme si toute l'interview était contaminée par la notion de scolarité réussie et une certaine application à bien faire qui d'ailleurs paye.
RépondreSupprimerBon. Admettons. Une copie propre pour le média.
En fait, j'ai toujours préféré les peintres. Aux écrivains.
Je ne sais pas, cher Pradoc, mais poisson d'avril.
SupprimerQuel travail! Ça c'est du poisson sérieux (je m'étais dit en voyant le titre dans mon lecteur de fil RSS : "Ah tiens, lui. Etrange. Décidément tout est possible".)
RépondreSupprimerN'empêche, j'aime bien le film tiré de "Et si c'était vrai".
RépondreSupprimerAh, je ne savais même pas qu'il y eût un film tiré de cette daube.
SupprimerBalzac, Beckett et ... Dostoïevski ! Le principe de la mégalomanie, c'est qu'elle ne connaît pas de limites...
RépondreSupprimerHeureux que ça vous révulse (même si tout est faux), l'aphasie est tellement plus courante.
SupprimerJ'ai bien ri, merci et bravo !
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