"Deux garçons fauchaient les coquelicots et l'odeur de pavot peu à peu les endormit et endormit les gardiens du dragon, les sonneurs de cloche. Marchant doucement, froissant les feuilles, brisant les brindilles, soufflant, sifflant, imperceptible souffle, le loup approchait et les bruits de l'orage couvraient son halètement."
30 mars 2013
Lettres à Eugène S.
"Deux garçons fauchaient les coquelicots et l'odeur de pavot peu à peu les endormit et endormit les gardiens du dragon, les sonneurs de cloche. Marchant doucement, froissant les feuilles, brisant les brindilles, soufflant, sifflant, imperceptible souffle, le loup approchait et les bruits de l'orage couvraient son halètement."
Eugène Savitzkaya, Les morts sentent bon
"Je voudrais tisser autour de ton corps, lorsqu’il est pris par l’écriture, tout un réseau d’attentions serviles : retrousser le bas de tes pantalons pour baigner tes pieds et tes chevilles dans une eau dégourdie où je ferai fondre des bâtons de benoîte, presser des fruits rouges pour t’en faire boire le jus à la coupe, soutenant ta tête, ma paume contre ta nuque, t’éventer de mon souffle, baigner le conduit de tes oreilles d’un arôme tiède et délassant, anéantir les bruits autour de toi, pour ta quiétude, ne laisser filtrer que quelques insectes dont le bourdonnement te charmera, déplier dans le champ de ta vue, lorsqu’elle se relève du papier, et à discrétion, des toiles peintes dont le labeur aura pris mes nuits, l’Afrique, les grands lacs et les grands fauves, des vols de rapaces ou de flamants roses, la brise et le vent, l’ouragan produits par des souffleries dissimulées, des outres dans lesquelles j’aurai accumulé toute ma force musculaire."
Hervé Guibert, "Lettre à un frère d'écriture"
Il y a des types agaçants. Eugène Savitzkaya en fait bien sûr partie. D'abord son nom, le plus beau du monde, une injustice faite à nous tous, une gifle sur la joue des individus ordinaires qui s'appellent normalement. Ensuite ses livres, les plus gracieux qui soient. Et maintenant ce sentiment ardent et excessif que lui vouait le pauvre Hervé Guibert, et ces lettres terribles qui lui furent envoyées par ce dernier, durant une paire d'années, dont le dernier Magazine Littéraire représente des extraits.
Je n'avais pas pris la mesure de l'amour un peu fabuleux d'Hervé Guibert pour Savitzkaya (putain, ce nom). Je m'étais laissé vaguement conter cette histoire d'un Hervé Guibert foudroyé, au tournant des années 1980, par les livres de son confrère hétérosexuel édité comme lui chez Minuit. Il y eut alors une "Lettre à un frère d'écriture", parue en mai 1982 dans la revue Minuit, où l'admiration littéraire déjà se chargeait d'une extravagante effusion amoureuse. "Je t'aime à travers ce que tu écris", disait Guibert. "J’ai eu le fantasme de t’écrire une lettre, qui serait gênante pour toi, embarrassante peut-être, un peu obscène, tout le contraire de tes mots laconiques, de tes remerciements polis et distants", disait Guibert. Dans la revue, la lettre servait d'ouverture à un dialogue : Hervé Guibert parlait du dernier roman de Savitzkaya (ce nom !), La Disparition de maman, et l'interrogeait sur son travail, sa vie, ses goûts littéraires ou autres. Exercice à quoi Eugène S. se prêtait d'assez mauvais gré. Dans la suite, c'est par des lettres toujours qu'Hervé Guibert poursuivit sa parade amoureuse, son siège même, forçant peu à peu les défenses de l'écrivain liégeois, gagnant pour le moins son affection et son amitié, et finissant par l'attirer, fin 1983, jusqu'en l'île d'Elbe. Ici, on raconte un baiser qui dura une nuit de la Saint-Sylvestre, mais une nuit qui se finit avec la nuit, une nuit qu'Hervé Guibert n'oublierait plus jamais. Voyez à ce propos "Papier Magique" dans Mauve le Vierge. Voyez à présent cette lettre à s'étouffer, datée précisément du 7 janvier 1984 :
" Mon Eugène
vais-je bientôt me résoudre à abandonner ce mon ? est-il d'ailleurs pour toi un motif de douceur ou de joie méchante ? Eugène tu fais des malheurs. Voilà un bon début de chanson. Mais tu me fais subir une sale peine sans bonheur en laissant le matin ma boîte à lettres vide de toi. Je ne dis plus : de ton écriture, ce n'est pas que je m'en fiche, c'est toi que j'attends. Ce pourrait être des gribouillis encore plus illisibles, une petite fiole de bave, des traces de ta merde, un gland de chêne, une écorce que tu aurais caressée, une petite bête morte que tu aurais contemplée. Moi j'emplis chaque jour, le long des rues et des magasins, un colis de Noël pour toi comme celui du citadin au petit frère pauvre de la campagne. [...] Mon Eugène je suis bien agité. On est toujours idiot et inacceptable à vouloir jouer le rôle de l'amoureux. Si je te mets à la diète pendant une neuvaine de mes jérémiades j'aurai peut-être un signe de toi. Je calcule : hier : il y a juste une semaine je venais de passer la nuit avec toi. Alors ce matin : je suis malheureux mais peut-être ce soir je serai de nouveau heureux, je l'aurai de nouveau dans mes bras, le casanier se sera extirpé, il m'aime aussi (j'aimerais tant que tu sois amoureux de moi et que je ne t'en aime pas moins pour autant, que nous fassions les fous ensemble). A la place de cela – si j'étais raisonnable – j'aurais une tactique de silence, je ne te dirais rien de tout cela, et je ne t'aurais fait aucun signe. Je serais raisonnable, vraiment, je penserais peut-être davantage à toi, à ta personne, à ta vie, qu'à cette possibilité de bonheur avec toi, je me dirais : il faut lui laisser le temps de se reprendre, il faut lui laisser la paix – As-tu envie de cette paix, de mon silence ? Vraiment je peux te le donner. Je crois que tu es la personne pour le moment avec laquelle je suis le plus capable de générosité. Maintenant j'ai des regrets, je peux me dire : je n'ai pas été assez vif avec toi, je n'ai pas assez profité avec toi [...], j'aurais dû te lécher le cul et te pénétrer bien et profond avec de la crème et mes salives et te faire jouir très fort. Mais j'avais l'impression, dans ces premiers attouchements – et nous nous embrassions comme avec ma sœur nous nous embrassions quand nous étions petits : en sortant les langues de la bouche –, qu'avec la sexualité nous retombions dans le domaine commun, banal, ordinaire, alors que nous volions de joie dans cette marche d'aveugles vers la montagne, cramponnés à l'aller, main dans la main au retour. C'était si beau. À part ces moments absolus – promenades, baisers, et puis le bal, et puis la vision de toi agitant ton foulard sur le bateau –, je vais te faire un aveu que tu partages peut-être ou que tu comprendras : c'était une toute petite distance, pleine de mélancolie, entre la joie et sa manifestation, entre le sentiment et sa représentation, entre le présent et la continuité de nos vies. [...] Nous ne nous sommes pas fait de serments. Es-tu vraiment du genre à les parjurer ? Je pense plutôt que tu es un garçon simple et affectueux. De même y a-t-il dans ces lettres – et comme tu serais généreux de rétablir le bon diapason –, il y a dans ces lettres une petite distance entre l'amoureux qui le clame – quel suicidaire n'est-ce pas – et le vrai amoureux qui pourrait se mettre la tête dans un trou de terre pour pleurer. C'est dans cette distance convenable et acceptable pour toi entre la déclamation et le secret que je voudrais me présenter de nouveau à toi, et t'embrasser.
hervé"
Eugène S. reprit le bateau donc, et il n'y eut plus de baiser jamais, semble-t-il. Mais l'écrivain au nom phosphorescent ne battit pas froid à son amoureux enragé. Ses propres correspondances furent peu fréquentes, comme comptées, économisées pour asseoir la bonne distance, mais toujours bienveillantes et d'une beauté imperturbable, que ce fût avant (Liège le 28 septembre 1982 : "Cher Hervé, Grand merci pour ton livre que j'ai commencé à lire avec beaucoup d'émotion (jusqu'à la page 37, 21e ligne). Une immense torpeur m'a tenu engourdi tout l'été, presque à ne rien écrire. Rien de sournois dans mon silence, dans mon apathie. Ta lettre dans Minuit m'avait bouleversé et arraché les nerfs. Je me suis coupé les cheveux parce qu'ils étaient infestés de poux. Je t'embrasse. Eugène") ou après la fameuse nuit (Liège le 17 juillet 1984 : "Très cher Hervé, Je t'avais écrit à Paris, sans doute trop tard. Il ne m'est pas possible de venir sur l'île, car je dois travailler pour gagner un peu d'argent. Puis je vais mieux qu'il y a quelque temps. [...] Ici, de menues catastrophes : mon brontosaure rose est tombé sur le flanc, la maison de chaperon rouge a failli brûler à cause de ma négligence et j'ai failli, moi, être foudroyé au bord de l'Ourthe en pêchant l'anguille un soir d'orage. J'espère que ta vie est douce à Rio Nell'Elba. De grands hérons cendrés hantent la mienne, et d'énormes anguilles nerveuses. Rêve bien, cher Hervé. Je t'embrasse très fort. Eugène").
Ces lettres qui figurent dans le Magazine Littéraire étaient à ce jour inédites. Un ensemble plus large (environ quatre-vingt missives) paraîtra à la fin du mois d'avril 2013 sous le titre de Lettres à Eugène (correspondance 1977-1987), dans la collection "Blanche" des horriblement astucieuses éditions Gallimard.
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Voilà qui est on ne peut plus révélateur de deux hommes que j'aime bien par ailleurs...belle mise au jour!
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