Il y a un livre de Tony Duvert dont il est dur de parler. Je pense au Voyageur*, écrit en 1968, paru en 1970. Voici la présentation qu'en donne l'éditeur :
"Ce voyageur n’est pas solitaire : la chasse aux souvenirs qu’il entreprend d’une ville à l’autre est une chasse aux garçons – une quête érotique où passent et repassent les enfants, les adolescents dont il a fait sa proie exclusive ; et eux aussi se cherchent et s’aiment sous ses yeux. Car tout ici n’est que mouvement des corps les uns vers les autres, à l’image d’un désir cruel qui va de la rage de détruire ceux qu’il choisit à leur mise en scène rituelle – sous les auspices de la Grammaire, de la Musique et de la Luxure. Le langage, la poésie, le désir qui forment cet art érotique vers quoi ce livre est aussi un voyage, itinéraire d’un romancier qui s’efface devant les pouvoirs de la chair et de la perversion, jusqu’à ce que l’œuvre entière se change en corps, en sexe, dans sa scandaleuse nudité. Et le but est atteint, comme le prouve l’audace de cet ouvrage, qui dépasse en crudité tout ce qu’on a écrit jusqu’ici dans le domaine homosexuel – et cède même la parole, à la fin, aux plus violents graffiti de gare, comme si l’érotisme vrai était non dans l’esprit d’un écrivain, mais dans le corps de chaque homme."
Tout est vrai dans ce qui vient d'être lu ; je défie pourtant quiconque a eu le livre entre les pattes de reconnaître, derrière ce condensé destiné à la vente, ce qui lui est passé dans le cerveau.
Le Voyageur n'est pas autre chose qu'une expérience. Formellement, il consiste dans une accumulation de collages, de citations, de fragments de la main de l'auteur, sans parler de la reproduction de "travaux d'écriture de gamin sage (...) avec une plume sergent-major"** qui émaillent le livre et sont mêlés aux pires scénarios, aux pires obscénités, aux pires cruautés. Tout ça n'était pas entièrement nouveau, même à l'époque, mais porté à incandescence dans son athanor par Duvert : tout explose. Le livre représente l'acmé de cette littérature de laboratoire dans quoi l'écrivain jetait sa rage, au tournant des années soixante-dix, avant le grand écart, avant de s'orienter, quelques dix ans plus tard, vers ce style "simple" qui pourrait atteindre tout le monde, vers L'Île atlantique, vers cette "langue de Guy Des Cars" dans quoi il a fallu se faire comprendre pour être lu du plus grand nombre.
Au fond, c'est Gilles Sebhan** (encore lui) qui me paraît résumer le mieux les choses quand il s'agit d'élucider le problème Voyageur : "Un gros livre sans ponctuation qui raconte des histoires d'enfants, de chasse au supplice, de graffiti de gare. Il n'arrête pas. Et c'est toujours plus sexuel, et toujours plus violent, et toujours plus expérimental. C'est comme s'il [Tony Duvert] voulait à tout prix subvertir la fiction, faire éclater la narration, mais pas comme un auteur du moment, plutôt comme si tout ça était une blague, comme s'il se foutait aussi de la gueule de son propre éditeur. Comme s'il s'agissait (...) d'écrire un livre impubliable et illisible, pour qu'on le publie quand même, avec une langue d'une beauté qui oblige à ce qu'on mette le nez dedans et qu'on ne puisse faire autrement, comme s'il voulait nous fasciner avec une braguette qui craque, un imperméable ouvert à la volée. Il y va fort et Jérôme Lindon le suit. Ca coûte sans doute cher et pour pas grand-chose. Parce que évidemment, même si le petit monde germanopratin commence à faire de petits bruits autour de ça, même si une certaine presse réagit, ça ne se vend pas."
On l'aura compris (ou bien non, difficile de dire), je suis plus qu'hésitant devant ce Voyageur, ne sachant trop si je l'adore ou pas. Reste que, si je pense à Tony Duvert, c'est fréquemment des passages ou des personnages de ce livre-là qui me viennent en premier, comme cette bouchère amoureuse puis morte :
"vingt minutes par livre pas plus si vous le voulez à point voilà madame je lui demandai si elle volait toujours les gens sur le poids elle dit ah ah je lui demandai où était son mari elle dit à Melun chercher deux veaux je lui demandai si elle ne pouvait pas fermer la boutique une heure ou deux on s'en occuperait d'une autre de boutique elle redit ah ah et encore ah ah quand j'ouvris ma braguette c'était le bon temps quand le boucher avait sa femme une belle blonde grasse une figure joyeuse quel dommage ce cancer on n'aurait jamais cru qu'elle en mourrait si vite quels beaux jours quand j'allais la voir l'été on entendait les écoliers en vacances qui criaient dans la rue ou dans le jardin et son petit museau de Dédé qui marchait déjà et gazouillait des choses entre nos jambes on allait dans la chambre conjugale comme on dit on se versait du vin rosé bien frais ah le bon vin et elle disait ah ah en riant aux éclats et en se secouant les frisures blondes ou bien hhhoooiiinnn à d'autres moments parce qu'elle avait une drôle de voix et qu'elle voulait dire mmmmmmmm c'est-à-dire ah dis-donc tu baises bien mon poulet j'étais encore joli garçon plus joli en tout cas que son mari on prenait la porte au fond de la boutique à gauche de la chambre froide on montait un escalier de sapin qui craquait atrocement et puis c'était le dessus-de-lit bois de rose capitonné où elle se couchait mollement en disant ah ah et j'écartais ses cuisses avec les deux mains comme on ouvre un sac à pommes de terre et je voyais une belle chair craquante et rose perlée de sueur et moelleuse à ma bite à mes joues un gras morceau de beurre la belle motte de la bouchère ça oui un fin morceau aujourd'hui que le fonds est vendu il paraît que les nouveaux propriétaires vont installer une pension de famille sûrement quelque chose de minable même s'ils agrandissent par-derrière que je me souvienne comment c'était des petites pièces basses de plafond des couloirs étroits des fenêtres pourries qui laissent passer la pluie aux jointures (...) pour le ménage elle se foulait pas et aussi radins l'un que l'autre mais elle dans le genre gai lui sur son or il grogne elle sur son or elle baise les parquets gonflés par les économies enfouies sous leurs lattes une fortune à chercher comme les oeufs de Pâques dans les pelouses et les fleurs ne pas croire que j'allais la baiser avec des arrière-pensées de fric-frac c'était une femme belle comme un beau garçon avec des bras bien dessinés une motte ballonnée comme un petit cul ah je lui en ai mis dans la raie en pensant à un il (...) elle ne fermait pas les rideaux elle n'ouvrait pas son corsage je glissais la main en dessous parce qu'elle le demandait en disant mm mm piteusement elle n'avait pas de soutien-gorge il faisait trop chaud je grattouillais le cancer de son sein gauche et elle gloussait de plaisir en renversant la tête comme une poule qui boit, j'avais pitié d'elle je pensais c'est par là qu'elle mourra c'étaient de bons étés Dédé tapait à la porte il pleurait il demandait pour pipi elle criait fais dans ton froc mon mimi on te lavera après ah ah son mari rentrait vers sept heures avec la fourgonnette il conduisait les veaux dans la cour de derrière et les assommait d'un seul coup de merlin le dépeçage allait vite un long ruisseau de sang que les corbeaux venaient picorer et les chats lécher tandis que Dédé accroupi y jouait à flic flac et le boucher lui refilait des taloches pour lui apprendre à salir ses chaussures c'était un gros homme brutal qui baisait lourdement en profondeur et exactement chaque dimanche soir (...) il ne soulevait même pas la chemise de sa femme il se hissait sur elle il lui mordait la trogne et tapait la bite contre son ventre c'était le signal"
Ou comme ce long moment onirique, mi-chair mi-poisson, mi-drôle mi-magnifique :
"Othon était un merveilleux garçon élégant et racé beau comme un Dieu ses cheveux étaient blonds ses lèvres purpurines ses yeux bleus ses dents blanches son nez rectiligne son corps mince et bronzé une magnifique musculature un sourire angélique Le ravissant et timide Oscar avait subtilement fait sa conquête trois jours avant en lui touchant la main d'un air mystérieux il avait murmuré Venez cher Othon pourrais-je vous parler nous allons nous promener dans le parc Comme la campagne est belle en ce radieux après-midi d'automne Vous a-t-on déjà dit que vous aviez de beaux yeux ? et soudain le beau blond fut conquis : il enlaça l'autre qui fit mine de protester puis qui céda au langoureux baiser d'Othon et soudain la verge du merveilleux garçon le pénétra elle était longue dure énorme sans mesurer plus de vingt-quatre centimètres Oscar dit Oh en un soupir éperdu et murmura Chéri je me pâme et soudain il ressentit la merveilleuse sensation de sentir un sentiment sentimental car il était sensible d'une sensibilité de sensitive Et il se rappelait leur séjour sur la Côte d'Azur lorsque déjà il admirait Othon sur la plage contemplant sa merveilleuse peau dorée par le soleil sa musculature virile et gracieuse sa démarche racée ses gestes élégants ses yeux bleus comme la mer et son maillot de bain court et collant qui révélait les secrets détails de sa virilité On entendait au loin les rumeurs du dancing on voyait les feux d'artifice qui spectacle inouï jaillissaient en gerbes multicolores au-dessus de la baie brillamment illuminée Et soudain le merveilleux jeune homme au visage angélique aux muscles de fer aux dents racées aux yeux élégants à la voix purpurine bel enfant des Dieux merveilleuse apparition qui comblait tous les rêves de bonheur d'Oscar se laissa séduire Oscar lui ayant dit Vous a-t-on déjà dit que vous aviez de belles oreilles ? et soudain il sentit la formidable verge du merveilleux Viking qui s'enfonçait entre ses jambes et le cœur d'Oscar se serra à éclater Et il se rappelait la longue promenade qu'ils avaient faite sous les palmiers jusqu'à la grève où mouraient les vagues de l'océan Pacifique il regardait discrètement la merveilleuse musculature du garçon blond aux pieds gracieux et virils aux genoux purpurins et sa voix blanche son nez bleu ses yeux rectilignes ses dents minces et bronzées son sourire de vingt-quatre centimètres sa verge angélique Et au loin le soleil se couchait lentement dans un torrent de feu spectacle inoubliable et féérique jamais Oscar n'avait rien vu d'aussi beau et habilement il effleura la main du bel Aryen qui lui dit Bas les pattes sale tante Non il mit la main sur l'épaule du bel Othon et lui dit Vous a-t-on déjà dit que vous aviez de beaux draps ? et soudain Othon captivé posa ses lèvres sur celles d'Oscar tout en le recouvrant de son corps nu Comme fut infinie la volupté de ce baiser ! et soudain une merveilleuse verge pénétra Oscar qui gémit d'abandon voluptueux et infini Et il se rappelait le jour de leur premier baiser, là sur le rivage purpurin, dans l'incendie radieux d'un coucher de soleil apocalyptique Il avait admiré longuement le merveilleux Othon et lui avait dit Vous a-t-on déjà dit que vous aviez un beau cul ? Le vôtre aussi est beau, avait répondu le beau Viking en rougissant Uh ! Uh ! répartit Oscar, vous dites cela pour me faire plaisir Et soudain il avait senti l'organe puissant du blond éphèbe qui pénétrait en lui comme une extraordinaire brûlure qui désaltérait son inextinguible faim de voluptés infinies Et il se rappelait la récréation où, après qu'ils se fussent réunis dans la cour du collège, Othon lui avait pris la main en murmurant Combien gagne ton père ? Non, Oscar avait dit T'a-t-on dit que t'as de beaux boutons ? Notre amitié est inextinguible et purpurine, avait rétorqué Othon, et ma bite est bien plus longue que la tienne Non il rétorqua Oserai-je déposer à tes pieds bien-aimés une humble requête ? Et Oscar ravi et confus avait répondu C'est moi qui te supplie de condescendre à me donner un ordre ô mon amical ami Alors Othon avait murmuré du haut de sa resplendissante blondeur Je voudrais te voir ce soir après le repas Et il se rappelait encore la longue promenade qu'ils avaient faite dans les jardins du collège tandis que le crépuscule incendiait l'horizon Othon avait gravé dans l'écorce d'un arbre un coeur élégant et racé sous lequel il avait écrit A KIKI POUR LA VIE et le merveilleux adolescent à la chemise blonde au pantalon gracieux et viril aux bretelles minces et bronzées aux chaussettes purpurines avait tendrement enlacé Oscar Et soudain il sentit le sexe gigantesque de son camarade qui s'enfonçait entre ses lèvres La nuit était tombée et un merveilleux clair de lune illuminait les deux amants étendus dans l'herbe dont la fraîcheur n'avait d'égale que la ferveur brûlante de leur juvénile amour Et soudain la verge d'Othon le pénétra profondément par-derrière Il murmura Vas-y sec c'est pas ta soeur Non il dit d'une voix élégante et racée Je suis à toi ô toi que j'aime encore plus que ma maman Et soudain le sperme du merveilleux Othon jaillit comme le lait brûlant coule du sein des vaches sur les alpages radieux de l'Alpe homicide"
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* T. Duvert, Le Voyageur, Paris, Minuit, 1970, 320 p.
** G. Sebhan, Tony Duvert, L'enfant silencieux, Paris, Denoël, 2010, 146 p.
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