L.239




11 septembre 2012

Allô ?




Je viens d'avoir Tony Duvert au téléphone. Il souhaitait partager son sentiment quant à la rentrée littéraire et ses fameuses listes de futurs médaillés en chocolat. Comme il est mort, la communication était mauvaise. Aussi Duvert a-t-il écourté en grésillant qu'il me suffirait de me référer à certaines pages de son Abécédaire malveillant. J'ai objecté que le livre, pour bon qu'il fût, était paru en 1989 et qu'il pouvait être incongru de s'y reporter pour convoquer 2012. Mais Duvert m'a coupé, soulignant qu'il se flattait d'avoir été pas mal en avance sur son temps, et que ce qu'il avait publié jadis conviendrait fort bien à l'année en cours. Et il a raccroché.

Je ne lui donne pas tort. A la réflexion, je me demande pourtant si le ton n'est pas un peu amorti et l'expression trop diplomatique pour aujourd'hui. Suivent en tout cas les extraits choisis qu'il m'a engagé à relire. Depuis là où il est, il vous passe le bonjour.


CULTURE. – A lire les éloges des livres, il semble qu'un roman doive faire "rêver" ou faire rire. Le reste est damné.
Etrange pharmacie. Romancier, tu ponds des pilules d'oubli, et ta plume ne doit servir qu'à chatouiller les gens sous les bras. A quand des romans spécialement formulés contre les hémorroïdes, la carie dentaire, les grèves tournantes, les maux intimes des filles, les nouilles sauvages qui hantent nos cuisines ?
Flatter la veulerie, lécher les mous : voilà désormais tout ce qu'on attend de la culture écrite – qui était la rencontre de deux hommes libres. Non : vous entrerez ici, monsieur, si vous devez m'endormir. D'ailleurs je ne lis qu'au lit : la joie de lire a remplacé chez moi le suçage de pouce dès l'âge de huit ans.

GENTIL. – Les aréopages du Pur Esprit en ont ainsi jugé : il faut écrire gentil, ça se vend mieux.
Serait-ce que les méchants n'achètent pas de livres ?
Au contraire : il n'y a qu'eux. Mais ils détestent se reconnaître dans leurs lectures. Plus on est âpre, vachard, cynique, rapace, plus on se gorge de romans sucrés. Hitler, Staline, Mussolini, Salazar, Franco n'aimaient que l'opérette mièvre et la chansonnette tire-larmes.

MÉDIATISATION. – Ce vilain mot mal savant a de bons synonymes que les puristes n'osent pas. Pourquoi ? Exprimez-vous sans honte ! Dites
réclame, retape, boniment, commerce, fraude, tapin.

NOUVEAUTÉ. – Il y a de nouveaux livres chaque jour, comme il y a de nouvelles fraudes, de nouvelles rides, de nouveaux deuils. Mais je lis un vieux livre dans son vieux français, par exemple ce roman du XIIe siècle : et il est frais comme un souffle des prés. Aucun livre récent ne me donne un plaisir aussi vif. Le moine inconnu qui écrivit la
Quête du Saint Graal m'est ami plus que ces grands hommes pour années creuses qu'on nous lance au derrière.

PRIX LITTÉRAIRES. – Meutes saignantes, fleuve d'eau grise, troupeau d'ânonnements, puanteur de dortoirs nationaux, mouroirs de vieux, de gosses de vieux, crapotes centenaires aux urines séchées. C'est la rentrée romanesque, ses jurys, ses lauréats, son public.

SALIR. – Auteur de livres, métier rampant. Il souille en quelques jours une ramette de papier : puis, l'année entière, il court les routes pour vendre ce torchage – le nez fourré avidement dans tous les micros qu'il trouve, comme un chien son museau sous la queue des autres.

VENITE POPULI. – Dans notre économie, le bon travail d'écrivain est un archaïsme dont les jours sont comptés. Comme ceux de la littérature – déjà un fameux désert. La relève des grands anciens ne se fait pas, les petits auteurs agréables se sont raréfiés, les simulateurs règnent.
Car ce
métier extrême a trois vices inactuels : il n'est pas rémunéré ; il est esclave ; et le talent y est puni – c'est-à-dire presque incompatible avec le succès, voire avec la simple survie physique du travailleur.
Au XXe siècle, un homme bien doué a de fabuleux territoires où faire valoir honnêtement ses aptitudes : techniques, médecine, informatique, universités, arts sonores et visuels, communication, sciences, sciences et sciences. Là, le jeune mérite est aimé, dépisté, chatouillé, accueilli sans délai, évalué à son prix, on l'entoure de maîtres presque savants, de jurys presque intègres, de patrons presque bridés, on l'arrose de capitaux publics et privés. Là, un bon cerveau trouve ce qu'il lui faut d'encouragement, de probité, d'espoir, d'approbation sociale et de partage.
Renoncez à tout cela si vous entrez en nos Vieilles-Lettres. Ici on récompense la fraude, la paresse, l'idiotie, la laideur, les cuistres, les serviles, l'incompétence et la sénilité. Ici, on torture le talent, le courage, l'invention, le savoir : ici, tout n'est que crime contre l'esprit. Rien d'autre à respecter, à adorer, que ce visage – suant, taré, cupide, un oeil de porc sournois, un rire crachant la merde – que fait baiser le diable par les nuits de sabbat : c'est son cul, aujourd'hui dieu du livre. Qui séduira-t-il ?


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